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lundi, 18 septembre 2006

Le coeur d'un enfant, de Bernard Kieken (in Casse n° 18)

La chambre est noire. Les volets battent ; le loquet qui les tenait ensemble vient de se briser sous l'effet de la tempête.
A intervalles réguliers, un éclair illumine la pièce. Un court instant, on a le temps d'apercevoir des jouets posés en équilibre instable qui ne demande qu'à s'effondrer.
A l'éclair suivant, on distingue un lit, une table de nuit. Le drap remue parfois mais se recroqueville à chaque fois que la lumière surgit du dehors.
- 1, 2, 3, 4, 5. Cinq kilomètres.
A l'intérieur du drap, la petite fille compte les secondes qui séparent l'éclair du tonnerre.
Une envie folle la tenaille : se lever, courir dans la chambre d'à côté et se blottir contre son père. Là, elle y serait en sécurité.
Mais il a bien recommandé en la bordant de ne pas le déranger, de respecter son sommeil. Il est très fatigué ; la journée a été éprouvante moralement et physiquement. Il doit se reposer.
- 1, 2, 3, 4.
Le tonnerre est là, tout proche. Effrayant.
Elle est seule face au fracas des ténèbres. Pas de frère, pas de sœur.
Maman est à l'hôpital. On l'a emmenée la nuit dernière. Les sirènes ont vrombi dans le silence, l'ont réveillée. Bruits de portes qui claquent, de pas précipités dans l'escalier.
Elle a ouvert la porte de sa chambre juste à temps pour voir sa maman dans une civière. Livide.
Papa a crié :
- Maman a un infarctus ! Je reviens, ma chérie.
L'ambulance a démarré. Le silence est revenu.
Elle est allée près de son bureau, a cherché la page des i dans son dictionnaire. Pas d'infarctus. Ce n'est pas un mot pour les petites filles.
Le Larousse de papa, lui, connaît le mot : "Lésion nécrotique des tissus due à un trouble circulatoire". Pas facile de comprendre le langage des adultes.
Assise sur son lit, elle s'est souvenue que la première fois, papa avait dit :
- Maman a mal au cœur !
Mal à la tête, mal aux dents, mal au ventre, elle sait ce que ça veut dire. Mais un mal au cœur, comment c'est ? Ca fait très mal, au point d'aller à l'hôpital ?
Son père n'a pas eu le temps de lui expliquer. Elle n'a rien demandé.
- 1, 2, 3 !
Elle s'enfouit un peu plus sous le drap. Une masse sombre a les bras levés au pied du lit. Elle ne l'a pas vue.
Ne pas crier. Ne pas pleurer. Papa pourrait entendre. Devenir grande, toute seule puisqu'on l'est et qu'on le restera toute la vie.
La main tâtonne, cherche la lampe de chevet. Elle ose s'aventurer plus loin, plus bas. L'orage se tait. Autant en profiter.
Elle rencontre la masse sombre, inerte qui s'anime tout d'un coup, mue par une vie nouvelle. Tout en prévoyant une retraite précipitée en cas d'attaque ennemie, la petite main empoigne un bras, le tire vers elle.
La masse s'élève, se retrouve dans les bras de la petite fille juste au moment où l'éclair dénonce le subterfuge.
- 1, 2 !
Sauvée ! L'ours connaît le geste qui rassure, celui qui fait sombrer dans le sommeil.


in Casse n° 18

 

Ce texte a été publié dans le recueil "Enfances cruelles", aux éditions de l'Agly.

 

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vendredi, 15 septembre 2006

Migraines, d'Hervé Lesage (in Casse n° 3)

Migraines

Il voit des avions glisser au-dessus de sa tête.
Très haut, sans bruit aucun, sans même abandonner une trace blanche au clair de ses yeux. Il entend des avions passer et repasser dans son crâne. Comme un vol de migraines.
Des avions qui ne se posent jamais. Pas même dans son sommeil.


Jean-Pierre

Ton gamin
déjoue sur la vitre
l'un des nombreux pièges du givre

D'instinct
son doigt y a trouvé
où tracer une serrure
et son œil
où naître au monde

Tu l'observes
et apprends ton ignorance
des choses simples
et rondes comme
les billes oubliées de tes huit ans.


Jérôme

Sous cette branche basse où tu vins te pendre, sous cette branche devais-tu faire grief aux oiseaux, leur chercher querelle de chanter comme au printemps parce que l'hiver n'en finissait plus de sourdre de ton ventre, pour mordre encore à même tes paupières.


Simon

Il dit :
- Je suis revenu, oui.
Et sur le seuil se pose, là où beaucoup avant lui ont lentement mangé la pierre des ans.
Son visage épouse bientôt la sérénité d'un lieu qui n'a pas changé depuis mille ans.

Il a dit :
- Je suis revenu, oui.
Puis il s'est tu. Se taira. Car tout a été dit déjà, au-delà de la parole, du possible, longtemps avant son retour, avant même son départ, et par de moins bavards que lui.

in Casse n° 3 

 

Ces textes, dans des versions légèrement remaniées, ont été publiés dans le recueil Passage des Humbles (RétroViseur éditions, 2005). 

 

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mardi, 12 septembre 2006

Entretien avec Roland Tixier (in Casse n° 6)

RENCONTRE AVEC ROLAND TIXIER, éditeur à l'enseigne du PRÉ DE L'AGE


La jachère du Pré


« Je risque un portrait-robot du poète moderne : loin d'être échevelé, livide, au milieu des tempêtes, il soigne son look et ses sponsors. Il lui pousse un attaché-case au bout du bras et une calculette à la place du cœur. Toujours en quête d'honneurs, si minimes soient-ils, il courtise plus l'Institution qu'un public potentiel. Une idée fixe : s'intégrer. Il n'est plus rebelle. Voilà bien ce qui nous sépare. »


*

Quinze ans d'activité, 100 recueils publiés : un travail irremplaçable pour la poésie. Roland Tixier a l'un des catalogues les plus riches et diversifiés de l'édition poétique actuelle. L'occasion était bonne de faire le point avec lui, sur son activité passée et future, et sur l'évolution des mœurs de la gent poétique. Et de recueillir le scoop de l'année : Roland arrête l'édition !


Jean-Jacques Nuel : As-tu réalisé les objectifs que tu te fixais au départ ? Quelle était alors la part du réalisme et celle de l'illusion ?
Roland Tixier : Au départ du Pré de l'Age je ne m'étais fixé aucun objectif, si ce n'est celui, général, d'être un intermédiaire entre un poète et des lecteurs possibles. Lorsqu'en 1978, en compagnie de Geneviève Bernard et de Pierre Prince - photographe - l'aventure a commencé, je ne me posais pas la question du réalisme et de l'illusion, j'agissais. Je publiais par plaisir, par nécessité. J'aimais être généreux.
JJN : Sais-tu combien d'exemplaires tu as vendus de tes mini-recueils ?
RT : Des dizaines de milliers.
JJN : Quel est le ressort qui permet de continuer, après quinze ans ?
RT : 15 ans ça suffit ! En 1995 le Pré de l'Age aura cessé de publier. Je suis heureux de "raccrocher", comme on dit dans le sport. Au fil du temps, de nouvelles passions se font jour. Je vais m'occuper de moi. L'édition c'est déjà du passé.
JJN : Le Pré de l'Age va-t-il disparaître, ou se transformer? Ou renaître?
RT : Le Pré de l' Age ne disparaît pas : les animations scolaires et autres vont continuer (de même pour la longue et concrète collaboration avec la Médiathèque Max-Pol Fouchet de Givors). L'activité va sensiblement diminuer cependant, du fait de la suppression de l'édition et de la diffusion par abonnement. On peut dire qu'il y a mise en sommeil, en jachère.
JJN : Si tu arrêtes l'édition. ne crains-tu pas de t'ennuyer ? Auras-tu une activité de substitution (billard, vélo ou sexe) pour user ton temps et ton énergie ?
RT : Pour l'instant, je vais être pour moi-même ma propre activité de substitution. Je vais surtout prendre du large. Je ne veux pas avoir de rapports raisonnables avec la poésie. Je veux rester l'amoureux, le passionné. Comme le dit Pierre Albaladéjo, à propos du rugby, "revenir aux fondamentaux".
JJN : Revenons un peu sur ces 15 ans de dévouement à la poésie. Si tu faisais la balance joies/ déceptions, de quel côté pencherait-elle ?
RT : La balance penche complètement du côté des joies. Même si les grandes joies ont été rares, leur fulgurance m'a aidé à vivre jusqu'à ce jour. Ces joies n'ont pas de prix. Mais il est temps d'en rester là.
JJN : Qui t'a aidé ? Qui ne t'a pas aidé ?
RT : Qui m'a aidé ? Moi-même en premier ! Le noyau dur des amis du Pré est restreint. Les fidèles se comptent sur les doigts d'une main. Ils se reconnaîtront. Je rends ici hommage à Pierre Prince, compagnon des premiers jours, dont l'amitié ne s'est jamais démentie. Il est l'infatigable créateur des couvertures des "petits livres". Le Pré de l' Age est autant à lui qu'à moi.
Mais la véritable et profonde aide est venue des auteurs et des lecteurs. En fait eux et moi, nous nous sommes bien entendus, et le Pré a poussé.
Qui ne m'a pas aidé ? Dans le monde de la poésie, comme ailleurs, on se pose souvent cette question : "Qui peut quelque chose pour moi ?" La question inverse est beaucoup plus rare.
JJN : As-tu demandé et bénéficié d'aides à l'édition ? D'une façon plus générale, que penses-tu des subventions à l'édition et à la diffusion ?
RT : J'ai demandé - et obtenu - une fois l'aide de la DRAC Rhône-Alpes. Je l'ai fait au moment où je traversais une crise d'identité. Après plus de dix années d'activité intense, rien ne me reliait à la Région. Je me sentais isolé, sans racines. Je remercie la DRAC de m'avoir, à ce moment, écouté et de m'avoir pour ainsi dire relié, situé géographiquement, au moment nécessaire.
Pour ce qui est des subventions, elles pourraient plus largement et équitablement concerner les revues, les éditeurs, en les aidant à régler des factures d'impression et d'affranchissement par exemple.
JJN : Admets-tu qu'on puisse ne pas aimer la poésie ? N'y a-t-il pas certains poètes qui vous dégoûtent de la poésie ?
RT : Oui, je l'admets. En fait, je crois qu'on aime des poèmes, des poètes, plus que "la poésie".
Il existe des poètes ennuyeux, mais rien n'oblige à les lire.
JJN : Après tant d'années à fréquenter le milieu des poètes et de la petite édition, quel jugement portes-tu sur cette gent littéraire ?
RT : J'ai toujours été en marge de la gent littéraire. Celle que je connais un peu est surtout lyonnaise. Elle m'apparaît triste, conventionnelle, et volontiers mondaine. Il flotte sur ce monde-là un petit air d'Education Nationale. Je risque un portrait-robot du poète moderne : loin d'être échevelé, livide, au milieu des tempêtes, il soigne son look et ses sponsors. Il lui pousse un attaché-case au bout du bras et une calculette à la place du cœur. Toujours en quête d'honneurs, si minimes soient-ils, il courtise plus l'Institution qu'un public potentiel. Une idée fixe : s'intégrer. Il n'est plus rebelle. Voilà bien ce qui nous sépare.
JJN : Peux-tu critiquer CASSE, sans en dire exclusivement du bien ?
RT : Casse est une revue vivante, incisive et contestataire. Je souhaite qu'elle avance dans le temps. Les lieux d'expression sont toujours trop rares. Je reste ce lecteur attentif.

(entretien réalisé en trogne-à-trogne puis par correspondance, la première séance effectuée chez Roland autour d'un délicieux plat de lentilles vertes du Puy)


in Casse n° 6

 

samedi, 09 septembre 2006

Morte-eau, de Denis Winter (in Casse n° 4)

 

Les maisons que j'aimais n'ont jamais eu de fenêtres. Il n'y avait personne derrière les murs, les noms que l'on chuchotait ou que l'on griffonnait sortaient tout droit d'une fiction mal comprise. Je m'étais glissé sans mot dire sous la peau morte de l'enfance, et j'attendais la crue des sentiments. Peut-être m'avez-vous rencontré durant cette saison mensongère. Souvenez-vous, ce regard vrillé dans les ténèbres, cette enveloppe déchirée qui s'abîmait sous les pas des gens pressés, ce grain de sable qui n'enrayait jamais que sa propre mécanique...

Le temps passait moins vite qu'aujourd'hui. On eût dit qu'il attendait, lui aussi, quelque débordement qui tardait à venir, ou qu'il cherchait à se renverser sur lui-même, à se mettre en boucle pour simuler une éternité la plus vraisemblable possible. De fait, les événements se répétaient, tout paraissait convenu d'avance, on ne s'étonnait de rien, on s'ennuyait. Je m'ennuyais. J'étais l'élève puni, agrippé à son pensum comme un naufragé à sa planche, bien que le déluge n'eût pas commencé. Je me recopiais inlassablement, ligne après ligne, mais j'échouais encore à m'apprendre par coeur : à chaque page tournée, la mémoire se vidait, et tout restait à faire.

J'avais quelques amis que je ne rencontrais que la nuit, entre deux couches de sommeil. Nous nous hélions de loin, chacun posé sur sa colline, il fallait s'en tenir à cette affectueuse distance, et de toute façon j'avais trop peu de conversation pour me risquer sur les chemins. Je me pinçais parfois pour m'assurer que même en rêve on peut se faire mal. De jour, je comptais mes ecchymoses, elles me tenaient compagnie.

J'avais aussi une petite parentèle de mots que je couchais assidûment sur la réglure de mes cahiers d'écolier. De temps à autre, je m'amusais à les retourner, comme ces insectes bossus qu'on fait basculer d'une pichenette et qui brassent longtemps l'air de leurs pattes affolées, avant de se remettre en état de marche ou de s'épuiser, selon leur agilité. L'envers des mots m'intriguait, je m'étais persuadé qu'on pouvait y lire leur contraire, mais il n'en était rien : mis sur le dos, ils parlaient une langue absconse que je n'avais pas la patience d'apprivoiser. Comme je n’ étais guère plus instruit de leur endroit, je me gardais bien de m'afficher avec eux. J'en emplissais mes tiroirs, et j'attendais la crue.

D'ailleurs, je ne m'affichais pas, excepté sur les murs de ma maison. J'y avais épinglé une collection de photographies, sans art ni harmonie. Aucune ne me représentait, pourtant j'avais l'impression de m'y voir comme dans autant de miroirs déformants. Je ne les aimais jamais longtemps, mon regard les usait très vite et il fallait les changer fréquemment. J'étais peut-être aussi fatigué de moi-même, fatigué d'ignorer le reste du monde. Je me promettais sans cesse de percer une fenêtre, je me disais : "C'est pour bientôt," la date n'était jamais fixée, la fenêtre jamais percée.

Le temps se traînait, s'essoufflait, les tiroirs s'étouffaient, les murs s'éreintaient, la vie elle-même commençait à s'élimer, déjà la trame apparaissait par endroits, le flou des images n'était plus acceptable, on sentait que la peau se craquelait sous la pression, les blessures nocturnes empiétaient sur le jour et le jour s'insinuait dans les rêves, l'insupportable était atteint. Et ce fut la crue.

Lorsque je naquis, il me fallut d'abord apprendre à nager, puis à reconnaître les îles où mes amis attendaient le fin mot de l'histoire, leur propre crue peut-être. J'allai de l'un à l'autre, je leur lus l'envers des mots dont ils se firent fort de m'enseigner l'endroit. Alors seulement je compris que le monde était une fenêtre et que nous avions à bâtir, autour, une maison.

 

in Casse n° 4

 

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mercredi, 06 septembre 2006

La clé, de Jean Bensimon (in Casse n° 15)

La clé

Je suis enfermé depuis maintes années dans une petite pièce sobrement meublée ; au plafond un vélux inaccessible laisse passer une clarté pâle. Je sus rapidement que la chambre donne sur l'extérieur : je perçois quelques bruits du dehors d'une manière assourdie, le sifflement du vent lors d'une tempête, des cris ou une voix incompréhensible ou encore une vague rumeur. Un jour, il y a longtemps, quelqu'un frappa à la porte, étonné, le coeur battant je répondis et les choses en restèrent là. Crier ne servirait à rien, les murs sont épais et de toute façon ma voix ne porte pas.
La porte est d'une taille disproportionnée à la chambre. Massive, de type ancien elle possède une huisserie de bois brun, un battant rouge foncé que renforcent des barres transversales de blindage, elle est enfin munie d'une serrure de sûreté à pêne dormant. Autant dire une porte indestructible.
Mais je dispose de nombreuses clés, trois sacs emplis à ras bord. Des clés de toutes sortes. D'anciennes à anneaux qu'on dirait sorties d'un escalier secret, des modernes, plates à l'air distingué, des clés Fichet à tige creuse, des clés bénardes ouvrant des deux côtés, d'autres ouvrant d'un seul... Pendant des années j'ai passé le plus clair de mes journées à les introduire dans la serrure. Parfois le pêne se mouvait d'un quart de tour, d'un demi même, pour s'arrêter brusquement, mon coeur battait la chamade...
Depuis quelques années je procède autrement. Avec une petite lime et des couverts détournés de leur usage, je bricole les clés qui me paraissent les plus adaptées à la serrure. Je creuse un redan, diminue un ergot, arrondis une gorge... Je n'ai encore pas réussi mais j'approche du but certainement, le succès et la liberté seront peut-être pour demain, qui sait ?
Cela me rend la captivité joyeuse, presque heureuse.

Ce texte a été publié dans le recueil "Le Hors-venu", aux éditions de L'Harmattan.


*


L'Académie

L'Académie des poètes de Qingdao, dans le Jinagxi, est très connue. Elle rassemble, dit-on, les meilleurs poètes de la province, certains disent même de toute la Chine ; et, y accéder est un grand honneur qui rejaillit sur les proches, un titre que l'on inscrit parfois même sur la porte du poète...
Quant à moi, Choun-si, j'écris des vers depuis l'âge de huit ans. Mes poèmes sont lus et chantés à quinze lieues à la ronde. Le forgeron de mon village prétend que j'écris aussi facilement que l'on parle. Et il est vrai que, en balayant ma maison par exemple, je rythme mes efforts par des vers que j'invente, de même quand je coupe du bois. Aussi les anciens de ma ville ont-ils proposé que je sois candidat à l'Académie qui, tous les cinq ans, recrute un nouveau membre.
Je fus convoqué à l'aube dans une petite salle fermée de tous côtés, deux chandelles seulement donnaient la clarté suffisante pour écrire. On me demanda d'improviser des poèmes sur les sujets les plus divers et les plus inattendus. Pas seulement le passage des oies sauvages ou la beauté d'un amandier en fleur, mais des sujets plus particuliers comme le vol de la chauve-souris, une inondation, la nage dans un étang en été... Je devinais aux réactions du valet qui transmettait mes poèmes que la noble assemblée était satisfaite de moi.
On me servit le thé dans une petite cour, en passant j'entrevis, à travers une tenture qui fermait mal, l'assemblée des poètes, des vieillards en robe noire ayant souvent à leurs pieds une canne. Avant de me libérer on me confia une oeuvre du Président, le vieux Chan-sa. Des poèmes conventionnels, sans imagination, avec même des fautes de versification. Et l'on me demanda de rédiger, selon l'usage, un hommage. Je le fis très prudemment. On me signifia bientôt pourtant mon échec. J'avais fait état du "talent" du vieux Maître et il fallait dire "génie". Je m'en retournai triste dans mon village en me disant que la poésie vaut mieux que les poètes.

Ce texte a été publié dans le recueil 'L'Autre maison", aux éditions de L'Harmattan.

 

in Casse n° 15

 

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lundi, 04 septembre 2006

Poèmes de Gilles Lades (in Casse n° 2)


Déjà mon pays m’échappe
me présente de nuit une face inconnue
la splendeur d’angle de sa patience
qui m’était destinée

je crie les bras tendus en tournant vers un fond
et je m’accepte sans patrie
pourvu qu’autour de moi revienne exactement
le déjà vu multiplié par la lumière
et même la pluie infime
sur le cœur grossi de sa mémoire
inlassable comme un regard de jeune mère
ou comme l’amour d’être
bruissant dans la fonte de l’âtre

*

Jour dissolu d’octobre
lassé de toute phrase
du soleil simple et surhumain
un soir sur la crête

usure de charité
à pardonner l’œil froid sur qui passe

charme craquelé
d’un été terrien de naguère
sauvé par des noms de grands bois


In Casse n° 2

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vendredi, 01 septembre 2006

Dégâts des Lettres, chroniques de Jean-Louis Massot

Jean-Louis Massot a tenu une chronique régulière intitulée Dégâts des Lettres du numéro 6 au numéro 21 de la revue Casse. Acide et caustique, elle fit grincer des dents et valut à la rédaction de nombreux courriers, parfois d’approbation, le plus souvent de protestation.
Ce billet reproduit l’intégralité des 13 chroniques. Précisons que J.L. Massot a publié ensuite un recueil « Dégâts des Lettres » aux éditions Gros Textes.



Dégâts des Lettres n° 1 (in Casse n° 6)

Entre un panier de crabes et certain milieu de la poésie, il ne doit pas exister plus de différence qu'entre, au hasard, l'hypocrisie et la politique.
Un crabe est composé, en gros, d'une carapace, de deux pinces, d'un estomac comestible et de quelques grammes de cervelle. Important : il avance de biais. La poésie se compose d'auteurs connus et inconnus, de quelques lecteurs, de critiques et d'éditeurs.
Un crabe plongé dans l'eau bouillante devient rouge. au bout de quelques secondes de cuisson ; un poète plongé dans le milieu revuiste devient rouge de dépit, s'il n'est pas reconnu. S'il est reconnu et timide, il devient également rouge.
Après sa mort, le crabe ne pince plus. On le décortique, puis on le déguste, avec du citron ou de la mayonnaise.
Après sa première publication, le poète ne discute plus, il se décortique, puis il se déguste en se relisant ou déguste la plume du critique.
S’il existe une différence, je n'en vois qu'une seule : les crabes ne sont pas solidaires entre eux. Dans la fuite pour le salut, puis dans le panier, c'est chacun pour soi. Au contraire des poètes qui fondent des familles, des clans et se retrouvent dans les mêmes revues où ils s'encensent et s'auto-congratulent, ce qui est souvent un spectacle plus désopilant que d'assister à la fuite d'un crabe.
Il paraît qu'il existe des crabes non comestibles, des crabes agiles, des poètes pudiques, des poètes sincères. Qu'ils restent sur leurs gardes, et surtout se méfient de la température de l'eau dans la casserole.

 

In Casse n° 6

 

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mercredi, 30 août 2006

Pensées récréatives, de Jean-Luc Lourmière (in Casse n° 3)

 

Monsieur Nuel,

Jugerez-vous avec bienveillance les écrits d'un jeune homme irrévérencieux ? Voici bien des années que je couche sur le papier des phrases qui ne tiennent pas debout. A vrai dire, je fais des mots, parce que je suis bien incapable de faire des phrases.
En découvrant dans mon envoi ce que je considère comme la quintessence de mon esprit, peut-être penserez-vous qu'il serait malaisé de faire pis, mais ce serait se méprendre sur mon aptitude à déraisonner.
Au reste, j'ai déjà prostitué ma plume pour le Poireau Gabardine, la revue de Philosophie Disjonctale. Dès lors, gager que ma plume se commettra derechef n'est pas une inconséquence.
Puisse la fortune vous préserver des fâcheux de mon espèce.
A l'instar des gentilshommes d'antan, je vous tire ma révérence, quand bien même la facture de mon épître n'aurait pas eu l'heur de vous plaire.
Serviteur.
Jean-Luc Lourmière


PENSEES RECREATIVES

J'aime à deviser avec cette femme, car enfin, si sa conversation est plate, sa gorge ne l'est pas.

Certes, vous avez une dent contre ce pugiliste, la seule qu'il vous a laissée, au demeurant.

C'est quand nous ne marchons pas droit que l'on nous regarde de travers.

Qu'espérez-vous des femmes volages ? Ne savez-vous pas qu'elles vous laissent tomber comme elles laissent tomber leur culotte ?

La femme a eu l'intelligence de nous faire croire à sa bêtise pendant tant de siècles, que je ne puis imaginer pourquoi elle a aujourd'hui la bêtise de nous montrer son intelligence à chaque occasion.

Allez donc ! Lisez des romans-fleuves : suivez le courant.

Il n'y a peut-être pas de sots métiers, mais il y a des métiers qui rendent sots, et que seuls des sots devraient faire.

Tu t'allonges sur le divan d'une psychanalyste et tu te retrouves dans son lit, histoire d'exorciser le complexe d'Oedipe.

Ne croyez pas que les militaires changent d'avis : ils reçoivent des ordres différents, c'est tout.

Il n'est pas besoin de répondre au patronyme de Freud pour comprendre que le cul de votre bourgeoise est un achoppement non négligeable pour votre élévation spirituelle.

Ma mère a fait bien des erreurs, et je ne suis pas la moindre.

Me chanteriez-vous pouilles, vous aussi ? D'aucuns, il est vrai, me reprochent de ne pas faire grand-chose, alors qu'en réalité, je m'applique à ne rien faire.

 

in Casse n° 3

 

dimanche, 27 août 2006

Les pleureuses d'encre, de Roland Counard (in Casse n° 13-14)

 

Quand une hirondelle se sera piquée à notre hameçon, quand notre ligne, plutôt que de pointer les ronds de l'eau, s'en ira chasser le vent : nous devrons, de toute urgence, reprendre nos vieux cahiers, recopier, sagement, nos premières dictées.

Hors l'écriture, est-il un lieu plus sensuel que la certitude de son absurde incohérence ?

Ainsi je comprends l'écriture : les os s'y montrent si fragiles que le simple fait d'y poser les mains semble un geste absurde, qui les cassera.

Cette façon de contraindre la chair au chaud, au chaud puis au froid : la phrase est, dès lors, une vaste gerçure dont le sens échappe, telles les branches mortes de l'hiver.

Le temps compose les lèvres. Il les voudrait minces... elles ne sont qu'étranges, une forme rare d'encre bleue.

Il traînera toujours, sur une page blanche ou noire, ou simplement signée d'une tache d'encre, un doigt qui tente, vainement, de l'effacer.

Imperturbables, nos lèvres épousent le gel, la morte saison de la langue.

L'encre est capricieuse, plus légère que la feuille. Elle pose que, sur une joue, le rose est plus discret que le rouge...

Il faut creuser la terre : la bêche ira, de la terre aux épaules, jusqu'au ciel, comme une gourde, épancher notre soif.

Posez la bouche contre une allumette : la langue grésille et s'enflamme.

Ne jamais toucher l'encre avec les doigts : courons le risque de n'y laisser nulle empreinte.

Protéger la nudité de la plume ! Son alléchante nudité, sa souple allégeance à la nudité !

Si le miroir était, dans l'aventure du verbe, une possible évasion ?

Coller, contre les lèvres, un peu de ciment : la teinture glacée de l'encre...

Nous aimons la forme tendre et volontaire de la plume, sa lente moulure dans l'opacité du papier.

Mener l'encre vers le ciel : une simple question de capillarité.

 

in Casse n° 13-14

 

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jeudi, 24 août 2006

Poèmes d'André Rochedy (in Casse n° 1 et n° 17)

André Rochedy, auteur d’une importante œuvre poétique, est mort le 9 août 2006. Né à Saint-Agrève (Ardèche) en 1942, il demeurait à Lyon où il fut professeur de lettres. Grand connaisseur de la poésie, il m’apporta son aide et ses conseils tout au long de l’existence de la revue Casse, et il figurait au nombre de ceux que je nommais dans l’ours « les amis de l’ombre ». C’est grâce à lui que je pus obtenir pour Casse les textes des meilleurs poètes belges, dont Gaspard Hons, Carino Bucciarelli, André Romus et bien d’autres ; il fit aussi partie des jurys que je formai pour les prix de poésie et de nouvelles organisés par la revue.
Son œuvre est parue chez Cheyne éditeur et à L’Arbre à paroles.
JJN


*

Les griffes des belettes
creusent le sommeil
Des lunes d’hiver
croissent dans nos ciels
Nous ne guérirons pas du froid

Le voyageur dit qu’il va
au plus blanc de la neige

*

Mais quelle bouche a bu
tout le sang de l’étoile
les pommes ensemble
ont vieilli au matin
L’alouette est entrée dans la pierre
nous laisserons nos yeux
aux arbres du jardin
Nous sommes couchés
dans la rosée de soufre
Sur nos mains nos visages
la langue rêche des brebis

*

Un enfant garde
la maison des songes
surgissement de l’orge
dans l’obscur
La mort jappe au fond de l’ombre
quand la lumière élève
les visages
et les oiseaux
tombés en nuit

in Casse n° 1

*

D’un coup d’épaule le vent renverse le jardin et bras levés les ombres s’envolent.
Cris enfoncés dans l’herbe comme étoiles noyées.

Que la blancheur nous soit passage à l’heure où les ténèbres mangent les yeux. Si froids les corps quand ils s’éloignent. Qui nous dira les mots qui montent jusqu’au visage de l’amandier ?

La nuit gagne sur l’enclos de la lampe, une herbe noire recouvre l’étang. On ne sait pas le bruit que font les paroles sous la neige. On peut mourir d’oublier le souffle de la mer.

in Casse n° 17