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lundi, 23 octobre 2006

Sang pour cent, de Dominique Combaud (in Casse n° 3)

Quatre heures du matin, c'est pas humain ! Enfin, pour embaucher j'entends.
Par contre, ça roulait bien, j'ai pas dû mettre plus de dix minutes pour arriver à l'usine et le parking était plutôt désert. Juste quelques bagnoles qui fumaient encore. J'ai remonté le col de mon blouson mi-saison et j'ai couru vers la porte d'entrée en maudissant le thermomètre qui avait la fâcheuse habitude, depuis quelques jours, de stagner dans le négatif. J'ai eu l'impression d'entrer dans une étuve et me suis vite mis à l'aise. Il faisait plus de zéro à l'intérieur, mais pas beaucoup plus.
La pendule des vestiaires s'est pas gênée pour me faire comprendre mon léger retard et j'ai lacé mes chaussures de sécurité, sans trop me presser, en lui montrant mon cul !

J'avais signé pour une semaine et c'était ma dernière journée dans cette boîte. Cinq jours que je me levais à l'heure où j'avais la vilaine manie de me coucher. Dur ! Enfin, j'en voyais le bout.
A midi, je leur tirerais ma révérence, pas mécontent d'en finir de ce boulot pénible et dangereux. Oui, dangereux, c'est ce que je me disais en traversant l'usine vers mon poste de travail, l'extrémité de la chaîne n°4... où le contremaître m'attendait. Il a regardé sa montre.
- Vingt minutes de retard, tu te fous de nous...?
J'ai enfilé mes gants.
- Bon, tu fais ta journée et après tu dégages !
- C'était prévu comme ça...
Il est reparti en marmonnant, en "gros-mot mêlant" des choses pas très gentilles sur l'époque, le monde, la jeunesse... Mais j'ai pas eu le temps de m'éterniser sur ses problèmes car la première plaque de verre arrivait, toute chaude, à la sortie du four. Je l'ai laissée glisser sur les rouleaux avant de la saisir, en faisant gaffe, et la déposer délicatement sur le chariot.
J'avais du bol ce matin-là, on commençait par une série pas trop grosse, genre vitre latérale de bus, d'une manutention plutôt aisée et pas trop dangereuse. L'inconvénient, c'était la fréquence. Plus les feuilles de verre étaient petites, plus le débit était important et le four crachait ses vingt plaques à la minute sans faiblir. Ca me laissait exactement trois secondes pour faire mon petit boulot avant que la suivante se pointe dans mon dos et je me faisais un peu l'effet d'un gardien de but à l'entraînement qui plonge sur tout ce qui bouge jusqu'à épuisement des ballons disponibles. Dans les grands clubs, ça lui fait du boulot. Je bossais dans une grande usine !
Le premier jour, j'avais eu du mal à garder le rythme mais maintenant, j'avais bien une demi-seconde de répit entre chaque plaque ! Ca me laissait le temps de penser...
De penser aux accidents du travail.
En une semaine dans cette usine, j'avais vu bien plus de sang que dans toute ma vie réunie ! Des doigts coupés, des bras tailladés, et le pire, la veille, un type de mon âge à la chaîne d'à côté qui s'était fait perforer le ventre en portant seul une baie vitrée qui lui avait pété dans les mains. Un bout de verre en biseau lui avait transpercé l'abdomen et la mare de sang avait parcouru les deux trois mètres qui séparaient nos postes de travail. Il était parti sur un brancard en bois comme on en voit dans les vieux films sur la guerre 14-18 et depuis, personne n'en parlait, sûrement pour conjurer le mauvais sort... Et la vie continuait. Les rires aussi. Au petit matin, je me faisais l'effet d'un intrus au milieu des "collègues" qui se marraient pour un rien, qui se tapaient dans le dos, qui déballaient leurs sandwiches...
Je n'avais même pas faim - d'ailleurs j'avais rien prévu - et j'ai préféré aller faire un tour pendant la pause de 8 heures. Une petite coupure, dehors, loin de l'enfer.
Au bout de dix minutes le froid m'a fait rentrer et j'ai attendu la reprise du travail en traînant dans le hall d'entrée, près des panneaux d'affichage. Pour passer le temps, j'y ai jeté un œil. Distrait. Des pubs syndicales, des petites annonces, des coûts de production, des statistiques...
...Et j'ai sursauté en lisant une note tout en haut du panneau qui disait exactement ceci, en caractères gras : Ce mois-ci, grâce aux nouvelles consignes de sécurité et à leur parfaite application, aucun accident de travail n'a été recensé parmi le personnel de l'entreprise....
C'était quoi ça ! Une hallucination ? Le froid ? La faim ? J'ai aperçu le contremaître qui passait pas loin.
- Hé, venez voir...
Il ne devait pas avoir l'habitude qu'on lui parle comme ça, enfin, surtout les employés. Il s'est tout de même approché, pas l'air content.
- Qu'est-ce que vous faîtes là ? Faut retourner au boulot, c'est l'heure !
- Juste une minute, un truc qui me chagrine...
- Quoi... ?
- La note là-haut, elle dit bien qu'il n'y a pas eu d'accident du travail ce mois-ci... ?
- Heu... oui. Et alors ?
- Et le type hier qui baignait dans son sang, c'était un gag ? Et tous les autres avant ?
- Ah non, ça compte pas ! a-t-il osé.
- Comment ça ???
- Ils faisaient pas partie de l'entreprise. C'étaient des intérimaires, des contrats à durée déterminée... comme vous.
J'ai écarquillé les yeux.
- Mais c'est dingue ! Ils peuvent tous crever alors, et tout le monde s'en fout !
Il a secoué la tête, un soupçon énervé.
- Mais non ! En bas de la feuille, là, y'a un truc qui les concerne... Et puis dépêchez-vous maintenant, c'est l'heure !
Pendant qu'il s'éloignait, j'ai cherché le truc en question, un petit tableau dans un coin, et j'ai parcouru les chiffres en effarant un max ! non, c'était pas possible!
J'ai relu, j'avais dû me tromper...
Personnel extérieur embauché depuis le début de l'année : 100.
Accident du travail * pendant la période de référence : 98.

Et le pourcentage impressionnant, souligné de rouge...
Ca faisait froid dans le dos.
J'ai survolé le renvoi motivé par le petit astérisque et je me suis frotté le menton, hésitant sur la conduite à adopter : retourner au massacre ou sauter vite fait dans ma voiture ?
Comme il ne restait que quatre heures à tirer, j'y suis retourné en me promettant de faire vraiment gaffe. Pas question de modifier leurs statistiques !
Le petit chef m'attendait encore mais n'a rien dit cette fois-ci. Je devais faire une drôle de tête et il a préféré se barrer en haussant les épaules. La chaîne tournait déjà et j'ai repris mon entraînement... excellent d'ailleurs pour le fessier !
J'ai continué à ranger mes plaques de verre l'une après l'autre sur le chariot en faisant de plus en plus gaffe. Tellement gaffe que je n'avais plus la demi-seconde de répit pour réfléchir... j'attrape, je porte, je pose... j'attrape, je porte, je pose... et ainsi de suite. Même plus le temps de penser aux accidents, aux chiffres, au pourcentage inquiétant... Un vrai robot !
Au bout de pas longtemps, abruti par le boulot, j'ai repris un rythme plus performant, plus inconscient, et cette putain de note sur le panneau d'affichage m'est revenue en tête : 98 pour 100 d'accidents du travail parmi le personnel extérieur à l'entreprise. Incroyable. Un scoop ! D'ailleurs, ça devrait intéresser quelques journalistes pas trop pourris qui pourraient s'en donner à cœur joie, un article au vitriol, un papier qui dénonce tout ça. La production, les profits, oui mais à quel prix ! Une coupure de presse qui dénoncerait les compresses sur les coupures. Marrant, non ?
Justement, je me marrais une demi-seconde toutes les trois secondes quand un énorme bruit m'a fait sursauter. Un bruit démesuré comme des milliers d'assiettes qui se briseraient en même temps. Puis un silence tout aussi surprenant. Juste le bruit de ma respiration... j'attrape, je porte, je pose... j'attrape, je porte, je pose... même pas le temps de lever la tête pour voir ce qui s'était passé !
J'ai cru apercevoir un truc rouler à mes pieds mais je n'avais vraiment pas le temps d'y prêter attention. J'attrape, je porte, je pose... Juste un coup de talon pour renvoyer ce machin-là qui m 'empêchait de bosser tranquille... j'attrape, je porte, je pose...
J'ai pu relever les yeux quand la machine s'est arrêtée. Une pause, enfin. La joie d'allumer une cigarette, de reposer mes dorsaux. Les mains au creux des reins, je m'étirais pour oublier la fatigue, pour récupérer un peu... et... j'ai vu le tableau. Des "collègues" paralysés, des momies, une impression de ralenti. Un mec qui courait, comme dans un rêve, vers la chaîne d'à côté. Les autres qui ne bougeaient toujours pas. J'ai tourné la tête. J'ai vu du verre pilé, partout, et le corps allongé dans les débris. Le corps seulement. Un pantin sans tête comme les jouets d'enfants... désarticulé et ... étêté !
Je me suis retourné brusquement en songeant à ma talonnade... la tête gisait trois mètres derrière, les yeux figés sur moi comme s'ils me reprochaient cet ultime coup du sort.
Il avait le nez tuméfié...
J'aurais voulu vomir mais je n'avais rien dans le ventre, juste la force de balancer mes gants. Très loin. Je suis retourné aux vestiaires et j'ai jeté mes chaussures de sécurité en plein dans la pendule, pour arrêter le massacre.
Je me suis senti tout différent avec mes tennis aux pieds, presque léger. Enfin suffisamment pour pouvoir traverser l'usine, puis le parking, jusqu'à ma voiture. J'ai laissé passer l'ambulance avant de faire une rapide marche arrière et j'ai foncé droit devant moi, ailleurs...
J'essayais d'oublier cette tête que j'avais envoyée valdinguer comme un vulgaire ballon de foot, j'essayais de ne plus penser à ce corps mutilé, absurde, à ce boulot immonde...
Je roulais vite pour semer l'horreur.
Mais, quelle que soit la vitesse, j'avais toujours au fond des yeux l'image de ce type embauché le matin même. Le 100ème depuis le début de l'année, pour un 99ème accident ! Les chiffres valsaient dans ma tête. La route brillait. J'étais donc le seul à être sorti entier de cette boîte. J'ai vérifié l'état de mes mains, de mes doigts, j'ai remonté les manches de mon pull pour être bien sûr que j'étais indemne. Je l'étais !
C'est en abordant la grande courbe, à l'entrée du petit village pétrifié par l'hiver, que j'ai revu précisément la note et les pourcentages concernant le personnel extérieur à l'entreprise et mon pied a bondi sur la pédale de frein quand j'ai réalisé le sens du petit astérisque et de son renvoi au bas de la feuille. Pendant que la pédale s'enfonçait sans opposer la moindre résistance, je voyais la phrase défiler sous mes yeux :
"* Y compris les accidents du trajet"...

 

in Casse n° 3

 

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