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dimanche, 29 octobre 2006

Là où vivent les ours, de Sylvie Huguet (in Casse n° 21)

Les bombes sifflaient dans le ciel, puis explosaient sur la ville. Véra n'en avait jamais eu peur. Tapie dans la cave avec les autres, elle comptait les impacts par habitude et tentait sans passion d'évaluer les dégâts. Elle avait toujours connu la guerre, et maintenant Stojan n'était plus là pour lui parler d'un temps autre. Quand elle était encore une enfant, il lui racontait les rues tranquilles, les pigeons roucoulant sur les places dans le bruissement des fontaines, les passants flânant au crépuscule dans les avenues sans redouter les balles des tireurs. Mais il y avait longtemps que Stojan était mort. Véra se rappelait sa pâleur, le sang qui suintait de son bandage ; elle se rappelait ses derniers mots qu'il n'avait prononcés que pour elle, et qu'elle seule avait compris. Il n'était vieux que de dix-huit ans, l'âge qu'elle avait aujourd'hui. Au début il était resté si présent dans sa mémoire qu'elle n'avait pu croire tout à fait à sa mort. Elle avait le sentiment d'une longue absence, comme s'il était parti pour un voyage lointain dont il reviendrait un jour. Puis les années avaient corrodé son souvenir. A mesure qu'elle sortait de l'enfance elle avait cessé de croire au retour de son frère. Elle avait compris qu'elle était seule dans un monde où la nourriture était rare, les abris précaires et la mort banale, et elle avait appris à survivre rageusement, sans attachement inutile. Elle s'était battue avec des gamins de son âge, plus tard elle avait couché avec des hommes pour un repas chaud ou une couverture de laine. A présent le passé la fuyait. Elle était vieillie, salie, et les paroles de Stojan avaient perdu leur pouvoir : elle s'en souvenait comme d'un conte merveilleux et puéril, impuissant à combattre les réalités qu'elle affrontait.
Une explosion plus proche fit frémir les occupants de la cave. Des exclamations, des plaintes troublèrent fugitivement le silence. D'un coup de coude brutal et précis, Véra repoussa son voisin qui la serrait de trop près. Si Stojan n'était pas mort, elle n'aurait pas eu à se défendre. Parfois elle lui en voulait de son absence comme d'une promesse trahie.
Autrefois il l'emmenait souvent dans la forêt au nord de la ville. Depuis la guerre les sentiers étaient à l'abandon, mais il lui frayait un chemin au milieu des ronces et des fougères vers de grands arbres dont le feuillage répandait une ombre criblée de lumière et jetait sur l'herbe une résille d'or. Quand ils s'enfonçaient assez loin, la distance étouffait les bruits de la guerre, le crépitement des mitrailleuses, la détonation des obus. Mais on ne cessait vraiment de les entendre que si les tirs s'arrêtaient. Alors on percevait l'éveil de petites voix. Stojan savait discerner le passage d'un mulot au froissement des feuilles sèches, le cri bref d'un oiseau surpris par un rapace. Il savait aussi repérer les empreintes, reconnaître un sanglier à sa bauge, un chevreuil aux blessures de l'écorce où il avait aiguisé ses bois. Souvent il laissait Véra à quelques pas, puis lui faisait signe de le rejoindre en mettant un doigt sur ses lèvres. Une fois ils surprirent un grand dix-cors : ils eurent le temps d'admirer les yeux tranquilles où se reflétaient les feuilles, le perçant des andouillers, le velouté des naseaux. Quand la canonnade reprit, le cerf disparut d'un bond. La rupture était brutale : Véra ne put cacher sa tristesse. Alors Stojan dit qu'un jour il l'emmènerait si loin qu'il lui montrerait un ours. "Là où vivent les ours, expliqua-t-il, la forêt est si profonde qu'on n'y entend plus la guerre." Puis il enfonça ses mains dans un roncier et cueillit les baies qu'il lui tendit dans sa paume tachée de sang et de jus noir : "Rappelle-toi. Lorsque tu rencontreras l'ours tu n'oublieras pas de lui offrir des mûres. Et il nous permettra de rester pour toujours." C'était peu de temps après que Stojan était mort...
Le bombardement avait cessé, suivi d'un silence vite déchiré par le fracas de l'artillerie. Puis on n'entendit plus que la détonation des fusils. Peu à peu les gens quittaient la cave, mais Véra n'avait pas envie de sortir. Elle était fatiguée de la lutte : il fallait trop d'efforts pour une survie précaire qui ne méritait pas l'énergie qu'elle usait. Elle préférait rester immobile dans cette obscurité de tombe, pour mieux penser à Stojan.
Dans les mois qui avaient précédé sa mort, ils avaient souvent reparlé du pays des ours. Stojan disait que l'air y sentait le miel et les roses sauvages, et qu'un gazon soyeux noyait le pied des arbres. Au fond des combes où moutonnait la forêt, les ruisseaux avaient creusé des gorges où l'eau glissait en coulées de cristal sombre. Des rivières blondes comme le sable où elles avaient fait leur lit regorgaient de saumons et de truites que les ours pêchaient à coups de pattes, car ils étaient rapides et habiles. Stojan vantait leur souplesse, la légèreté de leur démarche royale qui surprenait chez des animaux aussi massifs. Le zoo en gardait un prisonnier d'une cage triste. Véra et son frère allaient lui rendre visite. Ils prirent l 'habitude de lui apporter des mûres: il semblait pataud et renfrogné, mais quand il se dressait pour les accueillir et prenait les baies entre ses griffes d'un geste exact, on devinait la précision foudroyante, la puissance retenue de cette créature humiliée.
Ce fut en revenant du zoo que Stojan fut atteint par une balle. Il survécut deux jours, qui le rendirent pareil à un gisant de marbre. Juste avant sa mort, ses doigts de pierre saisirent le poignet de Véra. "N'oublie pas les mûres" soufflèrent ses lèvres exsangues avec un pauvre sourire. Véra se mit à pleurer, car jamais Stojan ne l'emmènerait au pays où vivent les ours.
Pourtant au début elle était retournée au zoo. Le souvenir de son frère s'y attardait plus qu'ailleurs et l'écho de ses paroles y retentissait toujours. Mais peu à peu le charme s'était usé. Véra avait cessé de venir, happée par des soucis plus immédiats. Une pensée la transperça, qu'elle ne s'était jamais formulée : Stojan n'avait pas été seul à mourir ; il avait entraîné avec lui le cadavre de ses huit ans. Elle fut empoignée par une vision d'une nostalgie déchirante : le jeune homme pénétrait sous les arbres, en tenant par la main l'enfant qu'elle n'était plus. Le couple s'éloignait inexorablement. Véra eut le sentiment absurde d'être exclue. Quoi d'étonnant à tout prendre ? Son frère n'aurait pas aimé ce qu'elle était devenue.
Cette pensée la rendit à son présent amer. Elle se redressa dans un sursaut. Non, elle ne devait pas céder à ces regrets morbides. Les armes s'étaient tues et elle devait sortir.
La poussière épaisse qui stagnait sur les décombres masquait l'éclat du soleil. Suffoquante, aveuglée, elle se fraya un chemin dans les gravats. Autour d'elle montaient des gémissements qu'elle entendait sans s'émouvoir. Elle enjamba un cadavre. La ville n'était plus que ruines où rougeoyaient les incendies aussi loin qu'elle pouvait voir. Un coup de feu isolé claqua tout près. Le choc la fit tomber à genoux. Le torse plié en deux, elle crispa une main sur sa poitrine. Un liquide tiède englua sa paume. En la portant à sa bouche, elle reconnut la saveur cuivrée du sang.
Elle se glissa en rampant à l'abri d'un mur encore debout. De grands éclairs blancs sillonnaient sa vue, une sueur de glace l'enveloppait comme un drap moite. Elle sentit un picotement sur son bras droit, et en détacha une tige épineuse qui s'était agrippée à sa peau : un pied de ronce avait poussé au milieu des ruines. Ses baies étaient blanchies de poussière, mais rappelaient à Véra celles que lui offrait Stojan, leur pulpe charnue et la fraîcheur de leur jus grenat. Elle ferma les yeux, et sombra dans un trou noir.
Quand elle reprit conscience, les ruines lui semblèrent noyées dans une brume étincelante qui faisait vaciller leurs contours. A la nausée qui lui soulevait le cœur, elle comprit que cette vision n'était qu'un mirage de sa faiblesse, mais elle n'en savoura pas moins la féerie. Ce fut alors que l'ours apparut. Venait-il du zoo détruit ? Véra croyait pourtant qu'on avait depuis longtemps abattu les bêtes. Il franchissait les décombres sans effort, et s'approchait d'elle à longues foulées flottantes, avec une lenteur de songe, dans le nimbe pourpre des incendies. Bientôt elle ne vit plus que sa masse touffue. Dans un brouillard de lumière, elle distinguait le mufle énorme où se dressaient les oreilles rondes, où les yeux aigus brillaient comme des perles brunes. La gueule s'ouvrit sur deux rangées de crocs...
Véra sut exactement ce qu'elle devait faire. Elle cueillit quelques mûres à tâtons, et les offrit à la bête. Quand l'ours les happa du bout des lèvres, il lui souffla au visage. Elle sourit, comme on accueille un ami longtemps oublié. "Emmène-moi" supplia-t-elle. Elle tenta de s'agripper à sa fourrure, de nouer les bras autour de son cou, mais les forces lui manquèrent. Elle s'évanouit à nouveau. Quand elle sortit de sa défaillance, elle sentit le dos de l'ours entre ses cuisses, et son pelage rêche contre sa joue. Elle ne songea pas à s'étonner. Lorsqu'il partit d'un trot cadencé, elle se crut emportée par la mer.
Pendant combien de temps se prolongea la course ? Quelques minutes ? Plusieurs jours ? Véra ne percevait que le bercement du voyage, l'éclat du soleil tamisé par les feuilles, la neige impalpable des clairs d'étoiles qui argentaient le sous-bois. Sa blessure ne saignait plus, mais la soif la dévorait sans trêve. Elle glissait dans de longs comas ouatés dont la tirait parfois une lucidité surnaturelle : elle devinait alors le cheminement des insectes sous l'écorce, elle distinguait le vert mordoré des mousses et le chatoiement des petites ailes dans la lumière. En même temps, son passé d'adolescente trop tôt vieillie se détachait d'elle comme une peau morte. Mais toujours, elle entendait la guerre gronder dans le lointain. Elle comprenait alors qu'elle n'était pas au terme de sa route, et doutait de l'atteindre jamais.
Etait-ce un autre matin ? Ce fut le silence qui l'éveilla. Elle était couchée sur la mousse qui scintillait sous la rosée froide, au bord d'une clairière arrondie où flottait un parfum de miel. Les troncs droits comme des colonnes portaient des voûtes de feuillage traversées de lumière verte. On n'entendait plus le bruit des armes, mais le trille pur d'un oiseau. Véra releva la tête : de l'autre côté de la prairie elle aperçut l'ours qui s'éloignait entre les arbres. Un grand frisson la saisit. Le paysage bascula dans un vertige. Du fond de l'ombre amicale, elle vit deux silhouettes venir à elle.
Quand elle reconnut Stojan, elle se glissa dans le fantôme de la petite fille qui le tenait par la main.

In Casse n° 21

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jeudi, 26 octobre 2006

Chronique de Georges Cathalo (in Casse n° 12)

A propos des postérités anthologiques, par Georges Cathalo

Quel délice pervers que de feuilleter quelque bonne vieille anthologie poétique d'il y a vingt ou trente ans. On croit rêver. Les présentations regorgent d'assertions exclusives et d'affirmations péremptoires. Elles témoignent d'une assurance aveugle dans le choix des poètes retenus. A aucun moment, l'auteur ne doute de rien, ni de lui-même, ni de l'authenticité de ses options.
Aussi, les poètes d'aujourd'hui auraient tout intérêt à relire ces anthologies. Ils y gagneraient en lucidité et ils se défieraient d'eux-mêmes et de leur mégalomanie. Avec le recul, ils se demanderaient ce qu'ont bien pu devenir les "grands poètes incontournables" XY ou ZH. Ils rechercheraient en vain les "grands recueils inoubliables" de CW ou KB.
Allons, ne soyons pas cruels et ne citons personne parmi ces sélections abusives qui s'intitulent pompeusement : "Anthologie de LA poésie française contemporaine", alors que plus d'humilité aurait dû guider ces explorateurs du monde poétique. Car, s'il est une jungle inextricable, c'est bien celle de la poésie, et pas un seul critique ou anthologiste ne peut sortir indemne de ces randonnées.
Alors, faut-il condamner les anthologies ? Certainement pas, mais il serait bien plus salutaire, comme le conseillait Paul Eluard, que chacun se constitue la sienne, patiemment, lecture après lecture. Mais, de grâce, que personne ne cherche à imposer son choix comme étant le seul, l'unique, le véritable reflet de LA poésie actuelle.

 

In Casse n° 12



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lundi, 23 octobre 2006

Sang pour cent, de Dominique Combaud (in Casse n° 3)

Quatre heures du matin, c'est pas humain ! Enfin, pour embaucher j'entends.
Par contre, ça roulait bien, j'ai pas dû mettre plus de dix minutes pour arriver à l'usine et le parking était plutôt désert. Juste quelques bagnoles qui fumaient encore. J'ai remonté le col de mon blouson mi-saison et j'ai couru vers la porte d'entrée en maudissant le thermomètre qui avait la fâcheuse habitude, depuis quelques jours, de stagner dans le négatif. J'ai eu l'impression d'entrer dans une étuve et me suis vite mis à l'aise. Il faisait plus de zéro à l'intérieur, mais pas beaucoup plus.
La pendule des vestiaires s'est pas gênée pour me faire comprendre mon léger retard et j'ai lacé mes chaussures de sécurité, sans trop me presser, en lui montrant mon cul !

J'avais signé pour une semaine et c'était ma dernière journée dans cette boîte. Cinq jours que je me levais à l'heure où j'avais la vilaine manie de me coucher. Dur ! Enfin, j'en voyais le bout.
A midi, je leur tirerais ma révérence, pas mécontent d'en finir de ce boulot pénible et dangereux. Oui, dangereux, c'est ce que je me disais en traversant l'usine vers mon poste de travail, l'extrémité de la chaîne n°4... où le contremaître m'attendait. Il a regardé sa montre.
- Vingt minutes de retard, tu te fous de nous...?
J'ai enfilé mes gants.
- Bon, tu fais ta journée et après tu dégages !
- C'était prévu comme ça...
Il est reparti en marmonnant, en "gros-mot mêlant" des choses pas très gentilles sur l'époque, le monde, la jeunesse... Mais j'ai pas eu le temps de m'éterniser sur ses problèmes car la première plaque de verre arrivait, toute chaude, à la sortie du four. Je l'ai laissée glisser sur les rouleaux avant de la saisir, en faisant gaffe, et la déposer délicatement sur le chariot.
J'avais du bol ce matin-là, on commençait par une série pas trop grosse, genre vitre latérale de bus, d'une manutention plutôt aisée et pas trop dangereuse. L'inconvénient, c'était la fréquence. Plus les feuilles de verre étaient petites, plus le débit était important et le four crachait ses vingt plaques à la minute sans faiblir. Ca me laissait exactement trois secondes pour faire mon petit boulot avant que la suivante se pointe dans mon dos et je me faisais un peu l'effet d'un gardien de but à l'entraînement qui plonge sur tout ce qui bouge jusqu'à épuisement des ballons disponibles. Dans les grands clubs, ça lui fait du boulot. Je bossais dans une grande usine !
Le premier jour, j'avais eu du mal à garder le rythme mais maintenant, j'avais bien une demi-seconde de répit entre chaque plaque ! Ca me laissait le temps de penser...
De penser aux accidents du travail.
En une semaine dans cette usine, j'avais vu bien plus de sang que dans toute ma vie réunie ! Des doigts coupés, des bras tailladés, et le pire, la veille, un type de mon âge à la chaîne d'à côté qui s'était fait perforer le ventre en portant seul une baie vitrée qui lui avait pété dans les mains. Un bout de verre en biseau lui avait transpercé l'abdomen et la mare de sang avait parcouru les deux trois mètres qui séparaient nos postes de travail. Il était parti sur un brancard en bois comme on en voit dans les vieux films sur la guerre 14-18 et depuis, personne n'en parlait, sûrement pour conjurer le mauvais sort... Et la vie continuait. Les rires aussi. Au petit matin, je me faisais l'effet d'un intrus au milieu des "collègues" qui se marraient pour un rien, qui se tapaient dans le dos, qui déballaient leurs sandwiches...
Je n'avais même pas faim - d'ailleurs j'avais rien prévu - et j'ai préféré aller faire un tour pendant la pause de 8 heures. Une petite coupure, dehors, loin de l'enfer.
Au bout de dix minutes le froid m'a fait rentrer et j'ai attendu la reprise du travail en traînant dans le hall d'entrée, près des panneaux d'affichage. Pour passer le temps, j'y ai jeté un œil. Distrait. Des pubs syndicales, des petites annonces, des coûts de production, des statistiques...
...Et j'ai sursauté en lisant une note tout en haut du panneau qui disait exactement ceci, en caractères gras : Ce mois-ci, grâce aux nouvelles consignes de sécurité et à leur parfaite application, aucun accident de travail n'a été recensé parmi le personnel de l'entreprise....
C'était quoi ça ! Une hallucination ? Le froid ? La faim ? J'ai aperçu le contremaître qui passait pas loin.
- Hé, venez voir...
Il ne devait pas avoir l'habitude qu'on lui parle comme ça, enfin, surtout les employés. Il s'est tout de même approché, pas l'air content.
- Qu'est-ce que vous faîtes là ? Faut retourner au boulot, c'est l'heure !
- Juste une minute, un truc qui me chagrine...
- Quoi... ?
- La note là-haut, elle dit bien qu'il n'y a pas eu d'accident du travail ce mois-ci... ?
- Heu... oui. Et alors ?
- Et le type hier qui baignait dans son sang, c'était un gag ? Et tous les autres avant ?
- Ah non, ça compte pas ! a-t-il osé.
- Comment ça ???
- Ils faisaient pas partie de l'entreprise. C'étaient des intérimaires, des contrats à durée déterminée... comme vous.
J'ai écarquillé les yeux.
- Mais c'est dingue ! Ils peuvent tous crever alors, et tout le monde s'en fout !
Il a secoué la tête, un soupçon énervé.
- Mais non ! En bas de la feuille, là, y'a un truc qui les concerne... Et puis dépêchez-vous maintenant, c'est l'heure !
Pendant qu'il s'éloignait, j'ai cherché le truc en question, un petit tableau dans un coin, et j'ai parcouru les chiffres en effarant un max ! non, c'était pas possible!
J'ai relu, j'avais dû me tromper...
Personnel extérieur embauché depuis le début de l'année : 100.
Accident du travail * pendant la période de référence : 98.

Et le pourcentage impressionnant, souligné de rouge...
Ca faisait froid dans le dos.
J'ai survolé le renvoi motivé par le petit astérisque et je me suis frotté le menton, hésitant sur la conduite à adopter : retourner au massacre ou sauter vite fait dans ma voiture ?
Comme il ne restait que quatre heures à tirer, j'y suis retourné en me promettant de faire vraiment gaffe. Pas question de modifier leurs statistiques !
Le petit chef m'attendait encore mais n'a rien dit cette fois-ci. Je devais faire une drôle de tête et il a préféré se barrer en haussant les épaules. La chaîne tournait déjà et j'ai repris mon entraînement... excellent d'ailleurs pour le fessier !
J'ai continué à ranger mes plaques de verre l'une après l'autre sur le chariot en faisant de plus en plus gaffe. Tellement gaffe que je n'avais plus la demi-seconde de répit pour réfléchir... j'attrape, je porte, je pose... j'attrape, je porte, je pose... et ainsi de suite. Même plus le temps de penser aux accidents, aux chiffres, au pourcentage inquiétant... Un vrai robot !
Au bout de pas longtemps, abruti par le boulot, j'ai repris un rythme plus performant, plus inconscient, et cette putain de note sur le panneau d'affichage m'est revenue en tête : 98 pour 100 d'accidents du travail parmi le personnel extérieur à l'entreprise. Incroyable. Un scoop ! D'ailleurs, ça devrait intéresser quelques journalistes pas trop pourris qui pourraient s'en donner à cœur joie, un article au vitriol, un papier qui dénonce tout ça. La production, les profits, oui mais à quel prix ! Une coupure de presse qui dénoncerait les compresses sur les coupures. Marrant, non ?
Justement, je me marrais une demi-seconde toutes les trois secondes quand un énorme bruit m'a fait sursauter. Un bruit démesuré comme des milliers d'assiettes qui se briseraient en même temps. Puis un silence tout aussi surprenant. Juste le bruit de ma respiration... j'attrape, je porte, je pose... j'attrape, je porte, je pose... même pas le temps de lever la tête pour voir ce qui s'était passé !
J'ai cru apercevoir un truc rouler à mes pieds mais je n'avais vraiment pas le temps d'y prêter attention. J'attrape, je porte, je pose... Juste un coup de talon pour renvoyer ce machin-là qui m 'empêchait de bosser tranquille... j'attrape, je porte, je pose...
J'ai pu relever les yeux quand la machine s'est arrêtée. Une pause, enfin. La joie d'allumer une cigarette, de reposer mes dorsaux. Les mains au creux des reins, je m'étirais pour oublier la fatigue, pour récupérer un peu... et... j'ai vu le tableau. Des "collègues" paralysés, des momies, une impression de ralenti. Un mec qui courait, comme dans un rêve, vers la chaîne d'à côté. Les autres qui ne bougeaient toujours pas. J'ai tourné la tête. J'ai vu du verre pilé, partout, et le corps allongé dans les débris. Le corps seulement. Un pantin sans tête comme les jouets d'enfants... désarticulé et ... étêté !
Je me suis retourné brusquement en songeant à ma talonnade... la tête gisait trois mètres derrière, les yeux figés sur moi comme s'ils me reprochaient cet ultime coup du sort.
Il avait le nez tuméfié...
J'aurais voulu vomir mais je n'avais rien dans le ventre, juste la force de balancer mes gants. Très loin. Je suis retourné aux vestiaires et j'ai jeté mes chaussures de sécurité en plein dans la pendule, pour arrêter le massacre.
Je me suis senti tout différent avec mes tennis aux pieds, presque léger. Enfin suffisamment pour pouvoir traverser l'usine, puis le parking, jusqu'à ma voiture. J'ai laissé passer l'ambulance avant de faire une rapide marche arrière et j'ai foncé droit devant moi, ailleurs...
J'essayais d'oublier cette tête que j'avais envoyée valdinguer comme un vulgaire ballon de foot, j'essayais de ne plus penser à ce corps mutilé, absurde, à ce boulot immonde...
Je roulais vite pour semer l'horreur.
Mais, quelle que soit la vitesse, j'avais toujours au fond des yeux l'image de ce type embauché le matin même. Le 100ème depuis le début de l'année, pour un 99ème accident ! Les chiffres valsaient dans ma tête. La route brillait. J'étais donc le seul à être sorti entier de cette boîte. J'ai vérifié l'état de mes mains, de mes doigts, j'ai remonté les manches de mon pull pour être bien sûr que j'étais indemne. Je l'étais !
C'est en abordant la grande courbe, à l'entrée du petit village pétrifié par l'hiver, que j'ai revu précisément la note et les pourcentages concernant le personnel extérieur à l'entreprise et mon pied a bondi sur la pédale de frein quand j'ai réalisé le sens du petit astérisque et de son renvoi au bas de la feuille. Pendant que la pédale s'enfonçait sans opposer la moindre résistance, je voyais la phrase défiler sous mes yeux :
"* Y compris les accidents du trajet"...

 

in Casse n° 3

 

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vendredi, 20 octobre 2006

Les statistiques, de Jean-Jacques Nuel (in Casse n° 9)

 

LES STATISTIQUES

Si l’on en croit les statistiques, on peut avancer que depuis l’irruption sur la terre de l’homme, ce mammifère intelligent, le nombre des naissances est à peu près équivalent à celui des décès parmi sa race. A noter toutefois un très léger excédent des naissances, dû probablement à leur antériorité sur les décès ; il aurait fallu en effet que l’agent recenseur comptabilise par anticipation les morts à intervenir pour ne pas fausser la balance.
Mais le lecteur aura rectifié de lui-même.

 

UN CAS

En ce mois de novembre 1957, les clients du docteur L., psychanalyste de son état, connurent des séances particulièrement agitées. Le vieux docteur, devenu prostatique, devait se lever tous les quarts d’heure pour satisfaire un impérieux besoin d’uriner, et interrompait chaque fois le discours de ses patients.

Il convient d’ajouter qu’une autre gêne, liée à la configuration des lieux, rendait la situation des malades encore plus inconfortable. Contrairement à ses confrères, l’analyste était très pauvre, n’ayant jamais voulu pratiquer les tarifs prohibitifs de la profession et oubliant parfois de réclamer son dû aux moins fortunés ; aussi n’occupait-il qu’un modeste logis. Son cabinet était une pièce minuscule, avec une seule fenêtre sous laquelle il avait installé son fauteuil, du côté opposé à la porte ; le divan, au milieu, s’étendait sur toute la largeur du réduit, sans qu’il reste d’espace pour le contourner.

Cette singulière disposition expliquait une pratique du docteur, tout à fait unique parmi les analystes : en début de séance, il précédait le client dans la pièce, puis escaladait tant bien que mal le divan pour gagner son fauteuil.

Le lecteur comprend mieux désormais combien cette hypertrophie de la prostate - maladie courante chez les hommes âgés - perturba les cures des clients, ceux-ci devant fréquemment se lever pour permettre au docteur d’accomplir, aller ou retour, ses laborieux franchissements.

 

LE GUET

Le ciel était constellé d’escales. L’une d’entre elles seulement recélait un piège, réputé mortel ; aussi le héros sans cesse devait se tenir sur ses gardes, au plus fort de la rencontre, de l’amour et de l’émerveillement.

 

L’IMPOT

A peine venait-il d’accéder au pouvoir par un coup de force que le dictateur institua le prix du temps. « Rassurez-vous, déclara-t-il dans son premier discours officiel, votre contribution sera modique, autant dire symbolique : un centime la seconde ! »

A ce tarif, la minute valait soixante centimes, l’heure trente six francs, le jour huit cent soixante quatre francs, et le mois vingt cinq mille neuf cent vingt francs.

Ceux qui avaient eu la sagesse d’économiser y brûlèrent jusqu’au dernier sou, d’autres empruntèrent en gageant leur bien le plus précieux, on en vit même qui vendirent leurs enfants. Certaines se surprirent à se prostituer. Mais la plupart des salaires mensuels n’étant pas de cette importance, beaucoup de nos concitoyens ne furent pas assez riches pour continuer à s’offrir la vie.

 

L’ARENE

En se serrant les uns contre les autres, on peut former un cercle de corps ; encore faut-il être un nombre suffisant pour que la circonférence soit assez large et que l’aire de jeu ainsi créée ait la dimension d’une scène théâtrale.

L’un de nous ensuite se détache et va vers le centre, tandis que son trou se referme. Puis il tourne sur lui-même, pour offrir son visage à tous.

Commence alors un spectacle qui nous bouleverse, car nous attendons dans l’angoisse notre tour.

 

LE SENS

On se regarde vieillir comme on suit des yeux le cours d’une rivière ; on se regarde écrire, la main avance vers la fin.

 

In Casse n° 9

 

 

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mardi, 17 octobre 2006

Nuit, de Marie-Jo Molinier (in Casse n° 6)

 

Nuit
Je vous dis nuit, par la lumière multipliée, le souffle léger de l'étoile, l'ombre délivrée.
Nuit, je vous dis nuit, je vous dis bleu, le temps n'est plus qu'une immense clarté qui roule dans nos veines, épousant en silence les printemps à venir.
Nuit, je vous dis nuit, une joie nouvelle tremble entre nos mains ouvertes, la lune s'est couchée sur l'herbe du jardin ; je sais le chant des eaux profondes, la sève toujours à naître, la robe blanche du matin. Je sais le long regard des prairies endormies dans la mémoire du soleil.
Je vous dis nuit, parole d'azur en attente de l'aube.

Janvier
Une clarté suffit à la nuit, si petite qu'elle tiendrait au bout du doigt d'un enfant. Le temps prend alors la couleur mauve des souvenirs anciens ; tout ce qu'on avait oublié soudain se bouscule, ressurgit.
Silence rompu de la mémoire ; un peu de vent effeuille ce qu'il reste de rire et fait reculer l'horizon sur la colline. On a soudain envie d'entendre une voix, on ouvre une fenêtre... Le soir sent l'ombre et l'argile, plus loin une forêt soupire, craque au souffle de l'hiver.
On attend les mains croisées près de la tasse en porcelaine blanche ; on se sent fragile, fatigué. On ne sait plus très bien, ceux que l'on aime ne sont plus là, on imagine leur visage, des mots tombent sur la page blanche, on leur écrit, cela nous rajeunit, nous rend très proche de l'étoile. Parfois, le téléphone sonne ; on ne sait pas l'heure qu'il est, on retrouve simplement son reflet bleu près de la lampe qu'on n'a pas encore allumée. On ne pense pas ; il est parfois difficile de penser, tout est si léger, si insaisissable, un peu comme un papillon sur un brin de lavande, une feuille d'automne posée sur l'herbe du verger, une étincelle venue des cendres tièdes du soleil. On sourit avec une certaine indulgence, sachant que malgré tout, la vie est là bondissant dans les veines du monde et les rivières qui bien après nous couleront jusqu'aux océans, rejoignant la paupière du ciel, la merveille innommée.
On préfère alors demeurer ici, avoir faim, avoir soif seulement d'un verre d'eau très claire.

Soir de juin
Le chant de l'oiseau allumait dans la nuit le feu obscur de la mémoire. J'ai levé la tête, espérant je ne sais quelle clarté, quelle présence, un murmure pressenti, une chose vivante et en même temps provisoire, tout à fait incertaine.
Les cendres du jour avaient aboli l'espace, l'ombre n'existait plus, on la respirait seulement ; l'heure s'était arrêtée dans le cœur humide des roses blanches. L'oiseau chantait toujours, c'était sublime et profondément triste ; j'ai pensé qu'il n'était peut-être pas si difficile de mourir, qu'il suffisait de tendre la main, d'épeler à voix basse le mot amour, de dire je reviens, ouvre moi la porte. D'ailleurs, elle m'attend. C'est pour moi en ce bas monde, la seule certitude, la plus subtile des tendresses : souveraineté de l'absence qui me renvoie seulement l'écho d'un prénom.
Le jardin n'était plus que fabuleuse odeur de terre, invisibles sillons où les étoiles, ensevelies, pleuraient doucement.
L'oiseau chantait encore et minuit était passé depuis longtemps.

Septembre
Une douceur de pomme roule dans le verger, les collines, légères, s'avancent vers le soir.
Les ombres se succèdent, attentives au souffle de septembre.
Je ne sais plus très bien ce qu'il faut dire du silence quand il tremble ainsi dans les cils blonds de la lumière.
Ici, il n'y a rien pour se rassurer ; d'ailleurs, on n'en éprouve pas le besoin. Tout vient de la terre, plonge ses racines dans l'invisible du ciel. Voix et murmures se confondent sans qu'une parole soit prononcée. Les mots sont presque inutiles ; ils s'inscrivent dans nos déserts d'herbe et de pierre et c'est bien ainsi. L'été s'apaise et les nuits se retirent plus loin dans le sommeil des arbres, dans la sève du jour.
Je vous écris à cause de la houle claire du vent et parce que nous avons le même regard d'argile et d'espérance ; peut-être n'y a-t-il que cela de réel, de vivant, une fraîcheur nouvelle d'éternité. C'est dimanche. Il fait un temps bleu de mésange et je vous embrasse affectueusement.



In Casse n° 6

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jeudi, 12 octobre 2006

Et comme tremble d'exulter, de Gabriel Le Gal (in Casse n° 5)

 

A la lisière somptueuse
Il allait avec son amour dans l’automne
Son si frêle amour
Elle se serra contre lui un peu plus
Comme ils entraient
Dans les couleurs

*

D’avoir pris la neige
Le temps d’une nuit
Les champs,
Cela les réveille
Cela les révèle
au ciel aux arbres
à eux-mêmes
ils ne se savaient plus si bien dessinés
(le rang de maïs devenu clôture de bambou)

La route, elle,
En perdition

Dérobée
Sous les tourbillons

*

Les champs jaunes près de l’eau bleue
et les chaumes pointés des maïs
et l’épaisseur de l’air et l’instant
les voilà ensemble qui bougent
les mots aussi s’émeuvent
(peut-être même que c’est eux qui ont commencé)
et cela vient au devant s’ajuste se trouve
jusqu’à l’espace exultant et serré du poème
(et les champs jaunes avec l’eau bleue
ici dans les mots fragiles peut-être sont sauvés)

*

Dans la nuit qui est partout
La nuit un peu plus
Et si bien gardée
Des tulipes

*

Cette ardeur des crêtes
Et tout brûle
Jusqu’aux vallées les plus hautes

Le vent éclaircit la lumière
Fouaille les couleurs ; c’est trop
Il pleuvra demain

Les neiges, leur épaisseur irradie

Dans l’air partout une fièvre d’échange
Sans qu’on sache ce qui se dit

*

Au long des routes ces coupes de bleu plain
entre les colzas
ces offrandes portées

Déjà la ville de là-haut avait été
pure pierrerie
pure existence dans le bleu

et cet or maintenant dans nos rues
cet allant
la fraîcheur des carènes

*

Ouvrant la fenêtre
La neige
La première neige
(elle a tout son temps)
Je l’ai saluée
Comme on salue le printemps

*

Les peupliers encore
Ce village qu’ils font dans le bleu
Bonheur à tenir la lumière

A s’en entretenir

*

Et le chat vient se frotter à la pierre tombale
à la jambe de la femme
qui arrange les fleurs
il ne sera pas repoussé
il est le seul
à venir jouer ici
parmi les morts

 

In Casse n° 5


Et comme tremble d’exulter, dont sont extraits ces textes, a été édité en 1988, illustré par des aquarelles de Danièle Crouzet-Robert, chez Alain Paccoud, typographe à Bourg-en-Bresse.

 

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samedi, 07 octobre 2006

Textes peu sérieux, de Max Laire (in Casse n° 10 et 17)

14 vraiment très timides essais de réflexions peu sérieuses à mettre néanmoins en toutes mains

C’est par une fuite qu’un réservoir perd son essence.
C’est par une fuite que certains hommes la conservent.

*

Les rêves choisissent leur compagnie une gomme à la main.

*

Sans défenses, les éléphants seraient mieux armés pour vivre.

*

Même un analphabète peut coller une affiche.

*

Dans mon village tous les chiens aboient.
Pourtant, jamais une caravane ne passe.

*

Rien ne sert de crier : « Qui est là ? » quand on entend un bruit sourd.

*

Mariés sans progéniture, ils adorent avant tout le calme de leur intérieur. Aussi, utilisent-ils le langage des sourds-muets.
Toutefois, sans en abuser.

*

C’est dans les temps morts que je vis le plus.

*

Un tour de France est une révolution française.

*

Dans le village il est considéré comme un spécialiste.
Lui seul peut encore traire les vaches à la main.

*

Par respect pour les cigares qu’il fume, il a remplacé les cendriers par des urnes.

*

J’ai tellement de rêves que parfois j’ai la sensation de vivre en dormant.

*

Il n’aime pas les escargots sans jamais en avoir mangé.
Il n’aime pas les Juifs sans jamais en avoir rencontré.
En bref, il ne se fie qu’à son ignorance.

*

Notre entente était telle qu’elle lisait dans mes yeux et chaque fois qu’il fallait tourner la page, je fermais les paupières.



in Casse n° 10

 

Textes peu sérieux à mettre en toutes mains

Ne donnez des conseils éclairés que le soir.

Doutant de la réalité de tout, il devint faussaire.

Pour raccourcir sa solitude, elle marche à petits pas.

Des bougies expiraient, rejoignant le mort qu’elles veillaient.

Un stylo contient ses cartouches de chasseur d’émotions.

A l’horizon, des meules de foin usent le soleil.

Quand la solitude est trop forte, il sort et frappe à sa porte.

Pour bien montrer son ennui de ne plus voir personne, ostensiblement sa porte baille.

Existence.
Course relais de naissances.

Paupières.
Volets du sommeil.
Avec fermetures vendues en pharmacie.

Voûté par les ans, il put se pencher tendrement vers l’enfant.

Jadis, quand les photographies atteignaient leur automne, elles jaunissaient.

Ecrire.
Suivre sa voix, avec trois doigts.

Conversation intime.
Des mots qui, discrètement, changent de domicile.

Après avoir joué à vivre, disparaître comme un enfant qui joue à mourir.

Il la regarda partir.
Devenir de plus en plus petite.
N’être plus qu’un point.
Point final de leur aventure.

in Casse n° 17

 

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lundi, 02 octobre 2006

Tête de turc, de Joëlle Brethes (in Casse n° 19-20)

C'est avec un sourire de triomphe que le petit homme bedonnant prit en premier le tournant qui débouchait sur la longue ligne droite conduisant aux guérites de la police. Il s'était jusqu'à présent très bien débrouillé. Il avait prétexté un malaise pour pouvoir quitter l'avion parmi les premiers passagers, il avait bousculé quelques silhouettes, écrasé quelques pieds, mais le résultat était là : il serait cette fois à temps !...
Une douleur fulgurante lui traversa tout à coup l'abdomen l'obligeant à s'arrêter quelques instants puis à adopter une allure plus conforme à ses cinquante sept ans. Il dut aussi se résoudre à se laisser dépasser par ceux-là même qu'il avait assez grossièrement doublés quelques secondes plus tôt et qui, au passage, le gratifièrent de regards peu amènes colorés d'ironie ou de dédain... Le petit homme jeta un coup d'œil en arrière et constata que le gros de la troupe des voyageurs n'était plus très loin. Il respira un bon coup et s'élança courageusement en avant malgré la douleur de ce point de côté qui ne voulait pas le lâcher. Le policier qui le vit s'installer dans sa file le détesta instantanément. Tout en faisant subir à un premier passeport l'épreuve de son vérificateur laser, il examinait discrètement cet individu anormalement impatient et sur le visage duquel alternaient une jubilation sans objet apparent et une curieuse crainte que rien ne semblait justifier... Il expédia peu consciencieusement le célibataire puis le couple âgé précédant sa future victime à qui il fit signe de s'avancer.
Le petit homme bedonnant se passa un kleenex sur le front avant de s'emparer de son sac de voyage pour se ruer joyeusement vers la guérite.
- Ca fait plaisir de rentrer au pays, fit-il aimablement en tendant son passeport au fonctionnaire.
Celui-ci se contenta de lui jeter un regard neutre tout en faisant signe à un collègue de le remplacer tandis qu'il s'installait à la guérite jumelle qui était inoccupée. Le petit homme blêmit et eut un regard de désespoir qui fit naître un vilain sourire sur les lèvres du fonctionnaire. Puis ce dernier glissa le passeport du voyageur dans le vérificateur laser et, le ressortant avec sévérité, il commença à en feuilleter les pages plastifiées incrustées de rondelles magnétiques.
- C'est quoi, exactement, votre nom ? attaqua-t-il en plissant les yeux sur une page.
- Valadinogigolopinsky...
- Pardon ?
- Valadinogigolopinsky... Paul, Lucas, Marcel Valadinogigolopinsky.
- Ah !
Le fonctionnaire eut une moue insultante et pianota sur son ordinateur.
- Vous avez pris l'airbus du 5 août 2002 pour Marseille et vous y êtes resté trois jours... Puis départ pour Bruxelles le 8, pour Londres le 12, pour Los Angelès le 19, pour Toronto le 23, et retour aujourd'hui 26 août après annulation de votre vol pour Sidney... Pourquoi avez-vous interrompu votre circuit ?...
Paul eut un moment l'envie d'envoyer l'indiscret se faire faire des choses pas très orthodoxes ailleurs. Mais s'il se l'aliénait, l'autre se ferait un malin plaisir d'allonger son interrogatoire et il subirait un nouveau retard avec tous les désagréments que cela comportait. Il se maîtrisa donc et expliqua patiemment que des petits problèmes personnels l'avaient contraint à rentrer plus rapidement que prévu.
- Des "petits problèmes personnels", hein ! fit l'employé méchamment. Et il se remit à feuilleter le passeport.
Paul jeta un regard pitoyable sur les voyageurs qui, de part et d'autre de lui, avançaient, montraient leurs papiers et disparaissaient, les bienheureux ! dans le couloir menant aux tourniquets.
Il allait encore se faire avoir, comme en février précédent, c'était sûr !...
- Ca vient d'où, votre nom ?
Paul sursauta et se cabra. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, à cet employé tatillon et antipathique. Mais de nouveau il s'exhorta au calme. Il énonça humblement ses origines et reconnut bien volontiers sa naturalisation. De toute façon, il était 100 % européen, bien sûr, et français depuis plus de 25 ans.
- Je vois, fit le fonctionnaire en louchant sur le teint olivâtre de sa victime et en reprenant son exploration dans le passeport dont il commençait à connaître par cœur le contenu. Et qu'est-ce que vous avez fait pendant ces trois semaines hors du territoire ?...
Encore une question indiscrète qui empourpra les joues du petit homme et lui mit un éclair meurtrier dans les yeux... Il jeta un regard excédé autour de lui mais ne trouva personne à prendre pour témoin de son exaspération grandissante. Les guérites étaient désertes depuis quelques dizaines de secondes et lui, en tête à tête avec cet escogriffe glabre et blême dans cet odieux uniforme qui lui conférait tous les droits...
Un nouveau flot de passagers à dominante asiatique ne tarda pas à s'agglutiner dans son dos...
Pas de doute : quand il arriverait aux tourniquets des bagages, ce serait, de nouveau, pour y constater la catastrophe...
- Ce que j'ai fait pendant trois semaines ? cracha-t-il soudain au visage du fonctionnaire ahuri : des conférences, Monsieur ! Parfaitement : des conférences !... Si vous aviez un minimum de culture vous sauriez que nous fêtons cette année le bicentenaire de la naissance du grand Victor Hugo, et si vous aviez réellement lu mon passeport vous y auriez vu que je suis enseignant et conférencier : peut-être alors en auriez-vous tiré certaines déductions...
Fortement vexé, le policier cacha sa contrariété sous un sourcil dubitatif qui mettait en doute la parole de l'enseignant. Puis, négligeant la main impatiente qui se tendait vers le document, il décida de le soumettre à un nouveau passage au vérificateur laser assorti d'un nouveau pianotage sur son ordinateur.
- C'est parfait, conclut-il avec froideur en retirant le passeport de l'appareil et en le faisant enfin glisser vers Paul. Vous voyez bien qu'il était inutile de vous énerver, Monsieur... Monsieur...
- Valadinogigolopinsky ! fit sèchement Paul en saisissant avec avidité le petit carnet plastifié.
Puis il se rua vers le hall des bagages. Peut-être, après tout, était-il encore temps pour lui de récupérer la valise contenant les précieux documents sur son auteur préféré. On lui avait interdit, à l'enregistrement canadien, de conserver en cabine les lourds dossiers et il avait dû, à contrecœur, les ranger dans ses bagages... II avait déjà dans des conditions analogues perdu d'importantes notes sur Maupassant et, plus tard, sur Rimbaud... Au diable les nouvelles mesures appliquées dans ce maudit aéroport de Roissy depuis quelques années. Qu'est-ce qu'un aéroport où on ne peut plus flâner et où on ne dispose que d'une demi-heure pour récupérer ses affaires !
Une fois dans le fameux hall, il se précipita vers le tourniquet au dessus duquel un cadran lumineux indiquait les coordonnées de son avion. Quelques valises roulaient lentement vers lui et quelques voyageurs souriants.
II soupirait, apaisé, quand une série de déclics bouleversa les coordonnées du cadran et balaya ses illusions. C'est alors qu'il reconnut dans ces quelques passagers qu'il croyait retardataires comme lui, l'avant garde asiatique qui avait assisté à ses derniers démêlés avec le fonctionnaire de la guérite...
Trop tard ! Il était arrivé trop tard comme les autres fois !... Il eut un moment l'envie de quitter ce lieu maudit sans passer par le guichet obligatoire... Mais à quoi bon se faire infliger une amende supplémentaire ?
Une grande lassitude l'envahit tandis qu'il se dirigeait tristement vers le stand des "Bagages non réclamés/ Compactage". Il tendit son ticket à l'employé de service. Celui-ci lui fit un petit signe compatissant avant de disparaître derrière une grande porte coulissante en verre dépoli. Il en revint peu après, poussant sur un chariot un petit cube d'une vingtaine de centimètres de côté qu'il eut beaucoup de mal à transférer sur le comptoir.
- Qu'est-ce que vous aviez dans votre valise ? fit le jeune employé essoufflé par l'effort. C'est rudement lourd ! Ca va pas être facile à transporter. Vous voulez peut-être que je dédensifie ?
- A 90 %, s'il vous plait ! s'impatienta Paul.
- C'est le maximum, fit remarquer l'employé. Vous connaissez les tarifs ?
Et sur un signe affirmatif de Paul excédé, il disparut de nouveau derrière la vitre dépolie avec le petit cube sur le grand chariot.
Il y eut un curieux vrombissement... Paul fit un chèque, rangea le petit cube dans son sac de voyage, et sortit héler un taxi...

Une demi heure après, il déposait ce triste trophée auprès de quatre autres sur une étagère de sa bibliothèque...
in Casse n° 19-20