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dimanche, 29 octobre 2006

Là où vivent les ours, de Sylvie Huguet (in Casse n° 21)

Les bombes sifflaient dans le ciel, puis explosaient sur la ville. Véra n'en avait jamais eu peur. Tapie dans la cave avec les autres, elle comptait les impacts par habitude et tentait sans passion d'évaluer les dégâts. Elle avait toujours connu la guerre, et maintenant Stojan n'était plus là pour lui parler d'un temps autre. Quand elle était encore une enfant, il lui racontait les rues tranquilles, les pigeons roucoulant sur les places dans le bruissement des fontaines, les passants flânant au crépuscule dans les avenues sans redouter les balles des tireurs. Mais il y avait longtemps que Stojan était mort. Véra se rappelait sa pâleur, le sang qui suintait de son bandage ; elle se rappelait ses derniers mots qu'il n'avait prononcés que pour elle, et qu'elle seule avait compris. Il n'était vieux que de dix-huit ans, l'âge qu'elle avait aujourd'hui. Au début il était resté si présent dans sa mémoire qu'elle n'avait pu croire tout à fait à sa mort. Elle avait le sentiment d'une longue absence, comme s'il était parti pour un voyage lointain dont il reviendrait un jour. Puis les années avaient corrodé son souvenir. A mesure qu'elle sortait de l'enfance elle avait cessé de croire au retour de son frère. Elle avait compris qu'elle était seule dans un monde où la nourriture était rare, les abris précaires et la mort banale, et elle avait appris à survivre rageusement, sans attachement inutile. Elle s'était battue avec des gamins de son âge, plus tard elle avait couché avec des hommes pour un repas chaud ou une couverture de laine. A présent le passé la fuyait. Elle était vieillie, salie, et les paroles de Stojan avaient perdu leur pouvoir : elle s'en souvenait comme d'un conte merveilleux et puéril, impuissant à combattre les réalités qu'elle affrontait.
Une explosion plus proche fit frémir les occupants de la cave. Des exclamations, des plaintes troublèrent fugitivement le silence. D'un coup de coude brutal et précis, Véra repoussa son voisin qui la serrait de trop près. Si Stojan n'était pas mort, elle n'aurait pas eu à se défendre. Parfois elle lui en voulait de son absence comme d'une promesse trahie.
Autrefois il l'emmenait souvent dans la forêt au nord de la ville. Depuis la guerre les sentiers étaient à l'abandon, mais il lui frayait un chemin au milieu des ronces et des fougères vers de grands arbres dont le feuillage répandait une ombre criblée de lumière et jetait sur l'herbe une résille d'or. Quand ils s'enfonçaient assez loin, la distance étouffait les bruits de la guerre, le crépitement des mitrailleuses, la détonation des obus. Mais on ne cessait vraiment de les entendre que si les tirs s'arrêtaient. Alors on percevait l'éveil de petites voix. Stojan savait discerner le passage d'un mulot au froissement des feuilles sèches, le cri bref d'un oiseau surpris par un rapace. Il savait aussi repérer les empreintes, reconnaître un sanglier à sa bauge, un chevreuil aux blessures de l'écorce où il avait aiguisé ses bois. Souvent il laissait Véra à quelques pas, puis lui faisait signe de le rejoindre en mettant un doigt sur ses lèvres. Une fois ils surprirent un grand dix-cors : ils eurent le temps d'admirer les yeux tranquilles où se reflétaient les feuilles, le perçant des andouillers, le velouté des naseaux. Quand la canonnade reprit, le cerf disparut d'un bond. La rupture était brutale : Véra ne put cacher sa tristesse. Alors Stojan dit qu'un jour il l'emmènerait si loin qu'il lui montrerait un ours. "Là où vivent les ours, expliqua-t-il, la forêt est si profonde qu'on n'y entend plus la guerre." Puis il enfonça ses mains dans un roncier et cueillit les baies qu'il lui tendit dans sa paume tachée de sang et de jus noir : "Rappelle-toi. Lorsque tu rencontreras l'ours tu n'oublieras pas de lui offrir des mûres. Et il nous permettra de rester pour toujours." C'était peu de temps après que Stojan était mort...
Le bombardement avait cessé, suivi d'un silence vite déchiré par le fracas de l'artillerie. Puis on n'entendit plus que la détonation des fusils. Peu à peu les gens quittaient la cave, mais Véra n'avait pas envie de sortir. Elle était fatiguée de la lutte : il fallait trop d'efforts pour une survie précaire qui ne méritait pas l'énergie qu'elle usait. Elle préférait rester immobile dans cette obscurité de tombe, pour mieux penser à Stojan.
Dans les mois qui avaient précédé sa mort, ils avaient souvent reparlé du pays des ours. Stojan disait que l'air y sentait le miel et les roses sauvages, et qu'un gazon soyeux noyait le pied des arbres. Au fond des combes où moutonnait la forêt, les ruisseaux avaient creusé des gorges où l'eau glissait en coulées de cristal sombre. Des rivières blondes comme le sable où elles avaient fait leur lit regorgaient de saumons et de truites que les ours pêchaient à coups de pattes, car ils étaient rapides et habiles. Stojan vantait leur souplesse, la légèreté de leur démarche royale qui surprenait chez des animaux aussi massifs. Le zoo en gardait un prisonnier d'une cage triste. Véra et son frère allaient lui rendre visite. Ils prirent l 'habitude de lui apporter des mûres: il semblait pataud et renfrogné, mais quand il se dressait pour les accueillir et prenait les baies entre ses griffes d'un geste exact, on devinait la précision foudroyante, la puissance retenue de cette créature humiliée.
Ce fut en revenant du zoo que Stojan fut atteint par une balle. Il survécut deux jours, qui le rendirent pareil à un gisant de marbre. Juste avant sa mort, ses doigts de pierre saisirent le poignet de Véra. "N'oublie pas les mûres" soufflèrent ses lèvres exsangues avec un pauvre sourire. Véra se mit à pleurer, car jamais Stojan ne l'emmènerait au pays où vivent les ours.
Pourtant au début elle était retournée au zoo. Le souvenir de son frère s'y attardait plus qu'ailleurs et l'écho de ses paroles y retentissait toujours. Mais peu à peu le charme s'était usé. Véra avait cessé de venir, happée par des soucis plus immédiats. Une pensée la transperça, qu'elle ne s'était jamais formulée : Stojan n'avait pas été seul à mourir ; il avait entraîné avec lui le cadavre de ses huit ans. Elle fut empoignée par une vision d'une nostalgie déchirante : le jeune homme pénétrait sous les arbres, en tenant par la main l'enfant qu'elle n'était plus. Le couple s'éloignait inexorablement. Véra eut le sentiment absurde d'être exclue. Quoi d'étonnant à tout prendre ? Son frère n'aurait pas aimé ce qu'elle était devenue.
Cette pensée la rendit à son présent amer. Elle se redressa dans un sursaut. Non, elle ne devait pas céder à ces regrets morbides. Les armes s'étaient tues et elle devait sortir.
La poussière épaisse qui stagnait sur les décombres masquait l'éclat du soleil. Suffoquante, aveuglée, elle se fraya un chemin dans les gravats. Autour d'elle montaient des gémissements qu'elle entendait sans s'émouvoir. Elle enjamba un cadavre. La ville n'était plus que ruines où rougeoyaient les incendies aussi loin qu'elle pouvait voir. Un coup de feu isolé claqua tout près. Le choc la fit tomber à genoux. Le torse plié en deux, elle crispa une main sur sa poitrine. Un liquide tiède englua sa paume. En la portant à sa bouche, elle reconnut la saveur cuivrée du sang.
Elle se glissa en rampant à l'abri d'un mur encore debout. De grands éclairs blancs sillonnaient sa vue, une sueur de glace l'enveloppait comme un drap moite. Elle sentit un picotement sur son bras droit, et en détacha une tige épineuse qui s'était agrippée à sa peau : un pied de ronce avait poussé au milieu des ruines. Ses baies étaient blanchies de poussière, mais rappelaient à Véra celles que lui offrait Stojan, leur pulpe charnue et la fraîcheur de leur jus grenat. Elle ferma les yeux, et sombra dans un trou noir.
Quand elle reprit conscience, les ruines lui semblèrent noyées dans une brume étincelante qui faisait vaciller leurs contours. A la nausée qui lui soulevait le cœur, elle comprit que cette vision n'était qu'un mirage de sa faiblesse, mais elle n'en savoura pas moins la féerie. Ce fut alors que l'ours apparut. Venait-il du zoo détruit ? Véra croyait pourtant qu'on avait depuis longtemps abattu les bêtes. Il franchissait les décombres sans effort, et s'approchait d'elle à longues foulées flottantes, avec une lenteur de songe, dans le nimbe pourpre des incendies. Bientôt elle ne vit plus que sa masse touffue. Dans un brouillard de lumière, elle distinguait le mufle énorme où se dressaient les oreilles rondes, où les yeux aigus brillaient comme des perles brunes. La gueule s'ouvrit sur deux rangées de crocs...
Véra sut exactement ce qu'elle devait faire. Elle cueillit quelques mûres à tâtons, et les offrit à la bête. Quand l'ours les happa du bout des lèvres, il lui souffla au visage. Elle sourit, comme on accueille un ami longtemps oublié. "Emmène-moi" supplia-t-elle. Elle tenta de s'agripper à sa fourrure, de nouer les bras autour de son cou, mais les forces lui manquèrent. Elle s'évanouit à nouveau. Quand elle sortit de sa défaillance, elle sentit le dos de l'ours entre ses cuisses, et son pelage rêche contre sa joue. Elle ne songea pas à s'étonner. Lorsqu'il partit d'un trot cadencé, elle se crut emportée par la mer.
Pendant combien de temps se prolongea la course ? Quelques minutes ? Plusieurs jours ? Véra ne percevait que le bercement du voyage, l'éclat du soleil tamisé par les feuilles, la neige impalpable des clairs d'étoiles qui argentaient le sous-bois. Sa blessure ne saignait plus, mais la soif la dévorait sans trêve. Elle glissait dans de longs comas ouatés dont la tirait parfois une lucidité surnaturelle : elle devinait alors le cheminement des insectes sous l'écorce, elle distinguait le vert mordoré des mousses et le chatoiement des petites ailes dans la lumière. En même temps, son passé d'adolescente trop tôt vieillie se détachait d'elle comme une peau morte. Mais toujours, elle entendait la guerre gronder dans le lointain. Elle comprenait alors qu'elle n'était pas au terme de sa route, et doutait de l'atteindre jamais.
Etait-ce un autre matin ? Ce fut le silence qui l'éveilla. Elle était couchée sur la mousse qui scintillait sous la rosée froide, au bord d'une clairière arrondie où flottait un parfum de miel. Les troncs droits comme des colonnes portaient des voûtes de feuillage traversées de lumière verte. On n'entendait plus le bruit des armes, mais le trille pur d'un oiseau. Véra releva la tête : de l'autre côté de la prairie elle aperçut l'ours qui s'éloignait entre les arbres. Un grand frisson la saisit. Le paysage bascula dans un vertige. Du fond de l'ombre amicale, elle vit deux silhouettes venir à elle.
Quand elle reconnut Stojan, elle se glissa dans le fantôme de la petite fille qui le tenait par la main.

In Casse n° 21

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