dimanche, 03 décembre 2006
Brèves, de Françoise Valencien (in Casse n° 3 et n° 10)
La veille de la réception, notre ami commence à aménager les lieux : il décroche les tableaux, roule les tapis, gare les objets précieux, verrouille les meubles, distribue les cendriers. Puis abandonne la place.
Des invités, il n'en est pas venu soixante mais près d'une centaine. Quand l'ami retourne chez lui au lendemain de la fête, du verre cassé jonche l'appartement, la cuisine est un cloaque, les sanitaires débordent, et tout le meilleur Champagne en cave a été bu. Bref, l'horreur.
Après trois jours de pénible remise en état, le père grimace. "L'année prochaine... le tour d'un autre, hein ?" "Tu plaisantes, s'étonne la jeune fille. L'appart' le plus grand, c'est le nôtre !"
Certes, mes mâchoires s'affermissent. Mais que faire maintenant contre des flux excessifs d'adrénaline ? Et comment ne pas songer au divorce ? Car mon mari, je le vois bien, s'installe plaisamment dans son rôle.
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Voici Noël dans la Maison de retrait. Ma très vieille tante ne repose pas dans sa chambre. Où est-elle donc ?? On la cherche partout. Enfin, on la trouve ! Près de la crèche, elle étreint le sapin illuminé, et mâche avec obstination quelque chose. "Il faut pourtant bien que je l'avale !" s'écrie-t-elle gaiement. C'était l'Enfant Jésus.
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Irène, son mari l'a quittée il y a quelques mois. Chute d'une histoire familiale. Et chute de la jeune femme qui maigrit, se creuse, traîne une dépression sans fin. Un soir son fils, un garçonnet de dix ans, se glisse dans son lit en lui tendant une feuille de papier "Signe !". Et devant l'étonnement d'Irène, "Signe, Maman, je t'en supplie". L'enfant avait maladroitement écrit "je te promets que je ne me tuerai pas".
Irène a ri, a signé. Mais elle s'est suicidée.
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Notre voisin avait parfaitement apprivoisé le vaste jardin d'à côté : poireaux, salades, fraises, groseilles entouraient l'Arbre, ce cerisier magnifique dont rien que la vue, dans notre quartier bétonné, apaisait. Par un été sec, d'un coup de chaleur, c'est dans son jardin que le voisin est mort. Alors les poireaux sont montés en graines, les fraises se sont biscornues avant de disparaître prestement sous les ronces. De mon petit jardin à moi, j'ai vu tout advenir, jour après jour : les grandes araignées, les frelons, et les limaces, les escargots gras. Les souris, les mulots, les rats ont devancé les taupes, les chats sauvages. La friche est devenue haute et folle, recouvrant un silence suspect. Même les merles, à présent, évitent l'espace abandonné. Mais j'ose à peine dire ce que j'ai entrevu la semaine dernière, m'étant levée plus tôt : dans une froissure d'herbes... un horrible rampant d'écailles et de griffes... Tremblante, je me suis approchée du grillage. Un grand singe agrippé à une branche du cerisier, ricana. Et tout à coup, là, là en dessous, un feulement féroce ! Désormais, je ne sortirai plus de chez moi. Je guette par la fenêtre du salon. J'attends le jour où, dans le jardin d'à côté, se dressera le premier homme.
In Casse n° 3 et n° 10
08:15 Publié dans Archives de Casse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Culture, Nouvelles et textes brefs
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