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mardi, 12 septembre 2006

Entretien avec Roland Tixier (in Casse n° 6)

RENCONTRE AVEC ROLAND TIXIER, éditeur à l'enseigne du PRÉ DE L'AGE


La jachère du Pré


« Je risque un portrait-robot du poète moderne : loin d'être échevelé, livide, au milieu des tempêtes, il soigne son look et ses sponsors. Il lui pousse un attaché-case au bout du bras et une calculette à la place du cœur. Toujours en quête d'honneurs, si minimes soient-ils, il courtise plus l'Institution qu'un public potentiel. Une idée fixe : s'intégrer. Il n'est plus rebelle. Voilà bien ce qui nous sépare. »


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Quinze ans d'activité, 100 recueils publiés : un travail irremplaçable pour la poésie. Roland Tixier a l'un des catalogues les plus riches et diversifiés de l'édition poétique actuelle. L'occasion était bonne de faire le point avec lui, sur son activité passée et future, et sur l'évolution des mœurs de la gent poétique. Et de recueillir le scoop de l'année : Roland arrête l'édition !


Jean-Jacques Nuel : As-tu réalisé les objectifs que tu te fixais au départ ? Quelle était alors la part du réalisme et celle de l'illusion ?
Roland Tixier : Au départ du Pré de l'Age je ne m'étais fixé aucun objectif, si ce n'est celui, général, d'être un intermédiaire entre un poète et des lecteurs possibles. Lorsqu'en 1978, en compagnie de Geneviève Bernard et de Pierre Prince - photographe - l'aventure a commencé, je ne me posais pas la question du réalisme et de l'illusion, j'agissais. Je publiais par plaisir, par nécessité. J'aimais être généreux.
JJN : Sais-tu combien d'exemplaires tu as vendus de tes mini-recueils ?
RT : Des dizaines de milliers.
JJN : Quel est le ressort qui permet de continuer, après quinze ans ?
RT : 15 ans ça suffit ! En 1995 le Pré de l'Age aura cessé de publier. Je suis heureux de "raccrocher", comme on dit dans le sport. Au fil du temps, de nouvelles passions se font jour. Je vais m'occuper de moi. L'édition c'est déjà du passé.
JJN : Le Pré de l'Age va-t-il disparaître, ou se transformer? Ou renaître?
RT : Le Pré de l' Age ne disparaît pas : les animations scolaires et autres vont continuer (de même pour la longue et concrète collaboration avec la Médiathèque Max-Pol Fouchet de Givors). L'activité va sensiblement diminuer cependant, du fait de la suppression de l'édition et de la diffusion par abonnement. On peut dire qu'il y a mise en sommeil, en jachère.
JJN : Si tu arrêtes l'édition. ne crains-tu pas de t'ennuyer ? Auras-tu une activité de substitution (billard, vélo ou sexe) pour user ton temps et ton énergie ?
RT : Pour l'instant, je vais être pour moi-même ma propre activité de substitution. Je vais surtout prendre du large. Je ne veux pas avoir de rapports raisonnables avec la poésie. Je veux rester l'amoureux, le passionné. Comme le dit Pierre Albaladéjo, à propos du rugby, "revenir aux fondamentaux".
JJN : Revenons un peu sur ces 15 ans de dévouement à la poésie. Si tu faisais la balance joies/ déceptions, de quel côté pencherait-elle ?
RT : La balance penche complètement du côté des joies. Même si les grandes joies ont été rares, leur fulgurance m'a aidé à vivre jusqu'à ce jour. Ces joies n'ont pas de prix. Mais il est temps d'en rester là.
JJN : Qui t'a aidé ? Qui ne t'a pas aidé ?
RT : Qui m'a aidé ? Moi-même en premier ! Le noyau dur des amis du Pré est restreint. Les fidèles se comptent sur les doigts d'une main. Ils se reconnaîtront. Je rends ici hommage à Pierre Prince, compagnon des premiers jours, dont l'amitié ne s'est jamais démentie. Il est l'infatigable créateur des couvertures des "petits livres". Le Pré de l' Age est autant à lui qu'à moi.
Mais la véritable et profonde aide est venue des auteurs et des lecteurs. En fait eux et moi, nous nous sommes bien entendus, et le Pré a poussé.
Qui ne m'a pas aidé ? Dans le monde de la poésie, comme ailleurs, on se pose souvent cette question : "Qui peut quelque chose pour moi ?" La question inverse est beaucoup plus rare.
JJN : As-tu demandé et bénéficié d'aides à l'édition ? D'une façon plus générale, que penses-tu des subventions à l'édition et à la diffusion ?
RT : J'ai demandé - et obtenu - une fois l'aide de la DRAC Rhône-Alpes. Je l'ai fait au moment où je traversais une crise d'identité. Après plus de dix années d'activité intense, rien ne me reliait à la Région. Je me sentais isolé, sans racines. Je remercie la DRAC de m'avoir, à ce moment, écouté et de m'avoir pour ainsi dire relié, situé géographiquement, au moment nécessaire.
Pour ce qui est des subventions, elles pourraient plus largement et équitablement concerner les revues, les éditeurs, en les aidant à régler des factures d'impression et d'affranchissement par exemple.
JJN : Admets-tu qu'on puisse ne pas aimer la poésie ? N'y a-t-il pas certains poètes qui vous dégoûtent de la poésie ?
RT : Oui, je l'admets. En fait, je crois qu'on aime des poèmes, des poètes, plus que "la poésie".
Il existe des poètes ennuyeux, mais rien n'oblige à les lire.
JJN : Après tant d'années à fréquenter le milieu des poètes et de la petite édition, quel jugement portes-tu sur cette gent littéraire ?
RT : J'ai toujours été en marge de la gent littéraire. Celle que je connais un peu est surtout lyonnaise. Elle m'apparaît triste, conventionnelle, et volontiers mondaine. Il flotte sur ce monde-là un petit air d'Education Nationale. Je risque un portrait-robot du poète moderne : loin d'être échevelé, livide, au milieu des tempêtes, il soigne son look et ses sponsors. Il lui pousse un attaché-case au bout du bras et une calculette à la place du cœur. Toujours en quête d'honneurs, si minimes soient-ils, il courtise plus l'Institution qu'un public potentiel. Une idée fixe : s'intégrer. Il n'est plus rebelle. Voilà bien ce qui nous sépare.
JJN : Peux-tu critiquer CASSE, sans en dire exclusivement du bien ?
RT : Casse est une revue vivante, incisive et contestataire. Je souhaite qu'elle avance dans le temps. Les lieux d'expression sont toujours trop rares. Je reste ce lecteur attentif.

(entretien réalisé en trogne-à-trogne puis par correspondance, la première séance effectuée chez Roland autour d'un délicieux plat de lentilles vertes du Puy)


in Casse n° 6

 

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