samedi, 25 novembre 2006
L'Italienne, d'Hervé Mestron (in Casse n° 16)
Pendant combien de temps ai-je tourné autour de ce lot, l'œil fixe et brillant ? cela je l'ignore. Toujours est-il que j'ai eu le sentiment d'avoir enfin trouvé ce que je cherchais depuis tant d'années. Mon cœur s'est mis à battre comme une grosse caisse d'harmonie, un jour de défilé sous la pluie. A chaque coup de mailloche j'en prenais pour mon grade, je me démantibulais, en proie à une violente émotion. L'affaire en question trônait avec une fierté tranquille, habituée à plaire probablement. Et vous me croirez ou non, à ce moment, j'ai été jaloux. C'est à dire que comme tous les jaloux, j'ai cru que j'étais seul au monde avec cette merveille. Mais je me trompais, d'autres yeux avides la contemplaient. Quelqu'un a même demandé le prix au vendeur de façon insolente.
- Elle n'a pas de prix ! me suis-je écrié.
- Calme-toi, m'a dit ma femme. Qu'est-ce qui t'arrive ?
Le vendeur, obséquieux, m'a même proposé une ristourne. Je lui ai ri au nez. Pensant qu'il devait me convaincre davantage, il a continué.
- Elle est italienne, fabriquée dans un village, près de Naples.
J'ai cru défaillir. Dieu, une Napolitaine. J'ai regardé ma femme qui avait déjà sorti son carnet de chèques.
- Je te l'offre, m'a-t-elle proposé avec son sens inné de la générosité.
A la maison, ç'a été le branle-bas de combat. J'ai tout déménagé dans la cuisine. D'abord, il fallait une prise électrique à proximité. Je ne voulais pas non plus qu'elle soit trop près du presse agrumes. On ne sait jamais. C'était une cafetière magnifique, sublime, et elle avait de la classe, ça oui. Seulement, elle ne parlait pas la même langue que les oranges. Avec le temps, on verrait, mais pour l'instant, je ne tenais pas à ce qu'elle éprouve un sentiment d'exclusion. L'aménagement ne s'est pas passé sans mal ; il y a eu une véritable guérilla, menée à sa tête par l'ouvre bouteille, lui aussi dépendant d'une prise dont je l'avais momentanément privé. Un soir, alors que tout le monde était couché, j'ai noué une cravate autour du cou, et je suis allé faire une conférence dans la cuisine. Mon but était de sécuriser tout le monde.
- Je m'engage dès lundi (car nous étions un dimanche), à appeler un électricien pour qu'il vienne poser des prises partout. Rassurez-vous, tout le monde aura sa source.
Il n'y en avait qu'un qui ne disait rien, c'était le réfrigérateur. Il savait que je ne le débrancherais jamais. Et je conçois parfaitement que certains ou certaines aient pu se sentir lésés. J'ai pris l'ouvre boîte entre quatre yeux.
- Dis-moi, est-ce que j'ouvre des boîtes tous les jours ? Non, et tu le sais très bien. Les boîtes chez nous, ce sont des roues de secours. Estime-toi heureux d'être là, tout simplement.
Il n'a pas bronché, incapable de riposter à la véracité de mes paroles. Je sentais tous les regards braqués sur moi, haineux et culpabilisants. Je leur ai souhaité bonne nuit, puis j'ai éteint la lumière. Je suis revenu dans la cuisine un quart d'heure plus tard, en peignoir, pour embrasser la cafetière. Je me suis fait huer. Elle était gênée, mais en même temps, elle s'est laissée faire sans broncher.
Ma femme m'a dit :
- Ce n'est pas très malin de faire ça. Ou alors il fallait tous les embrasser.
- Tu es folle ! j'ai répondu. Embrasser l'ouvre boîte, cette espèce de fouteur de merde dans ma cuisine, jamais ! Tu entends, jamais!
- Ne t'énerve pas, m'a-t-elle dit.
J'étais couché sur le dos. Ma femme avait éteint la lumière. Je repensais à ce qu'elle m'avait dit, et elle n'avait pas tort. En agissant comme je l'avais fait, je mettais la cafetière dans une position délicate vis à vis des autres ustensiles de la cuisine. Je me suis posé la question. N'y aurait-il pas un moyen de l'isoler, de la mettre dans la salle de bain, ou dans les toilettes ? Puis je me suis endormi, conscient que sa place était dans la cuisine, un point c'est tout.
Le lendemain soir, en rentrant du travail, j'ai trouvé ma femme dans un piteux état.
- L'électricien est venu, me dit-elle avec un regard noir.
Cet enfant de salaud l'avait pelotée. Alors qu'elle était en train de rincer une tasse pour lui servir un café, - voyez comme elle est bonne - il s'était sournoisement approché d'elle.
- Je vais aller lui casser la gueule, dis-je en remarquant qu'aucune prise de courant supplémentaire n'avait été posée.
- Il y a des choses que tu pourrais quand même faire toi-même, me lança-t-elle.
- Tu sais très bien que je n'y connais rien en électricité.
Il n'y en avait qu'une qui semblait se désintéresser totalement du sujet. La cafetière italienne. Elle n'avait pas bougé d'un pouce. Elle attendait que ça passe. Ma femme est allée se planter devant la télévision et, avant de courir la consoler, j'ai voulu faire le point dans la cuisine. L'ouvre boîte a remis ça, revendications, menaces de grèves et tout le tsoin tsoin.
- Tu vas la fermer oui ! j'ai crié.
Sourd à ses protestations, j'ai préparé de quoi faire deux tasses d'expresso. Je voulais que ma femme goûte enfin le suc de cette Italienne. Le four électrique s'est raclé la gorge avant de m'annoncer que dorénavant, je pourrais toujours courir pour qu'il me réchauffe mes pizzas congelées.
- Et bien je mangerai des raviolis ! j'ai riposté, le laissant bouche bée.
Le robot mixer n'y est pas allé par quatre chemins non plus.
- Je trouve sincèrement anormal que ce soit la cafetière qui profite de la prise.
- Ecoutez-moi tous ! j'ai tonné. Ce n'est quand même pas de ma faute si l'électricien a voulu se faire ma femme, et si elle l'a foutu dehors avant qu'il n'effectue son boulot ! J'en ai marre de vos reproches !
Personne n'a pipé mot. La cafetière a émis un charmant gargouillis. Le café commençait à passer.
- Je vous promets qu'à partir de demain, je me plonge dans les règles basiques de l'installation électrique.
- Toujours des promesses, a dit la friteuse en essayant de travestir sa voix.
Je l'ai ignoré. De toute façon, je ne m'en servais jamais de cette friteuse. Je préférais préparer les pommes à la poêle, avec de l'ail et des herbes de Provence. Mais elle avait le droit de dire son mot, je ne dis pas le contraire.
Je suis retourné au salon avec deux tasses de café brûlant et crémeux en surface. Pour rompre la glace, j'ai dit :
- Tiens, regarde ce que ton merveilleux cadeau nous a concocté.
Ma femme a avancé ses lèvres sur la tasse. L'arôme lui a saisi les narines.
- Je suis contente qu'elle te plaise.
- Oublie l'électricien, il ne mérite pas que tu penses à lui une seconde de plus.
- C'est vrai, tu as raison, m'a-t-elle répondu, souriante, tournant de façon très distinguée sa petite cuillère dans la tasse.
- Tu te souviens, elle a continué, le vendeur a dit qu'elle avait été fabriquée à Naples.
- Oui chérie, tu vois, maintenant, nous avons une Napolitaine à la maison. N'est-ce pas merveilleux ?
Elle m'a déposé un baiser sur la bouche, chaud et intense. Elle m'aimait.
Pendant qu'elle est allée se faire couler un bain, je n'ai pas pu résister à l'envie d'aller voir la cafetière. En entrant dans la cuisine, prévoyant les incontournables commentaires des occupants, j'ai tonné :
- Le guichet des réclamations est fermé.
Du coup, personne n'a bronché. Armé d'une éponge, je me suis approché en douceur de l'Italienne, et j'ai tenté de lui rendre tout son éclat. Ensuite, je l'ai prise dans les mains, l'examinant sous toutes les coutures, attentif au moindre détail de son anatomie. Et soudain, j'ai poussé un cri comme jamais je n'en avais poussé. Sous le socle, une étiquette indiquait : Made in Taïwan..
La cafetière baissait les yeux. Elle restait plantée là, sans bouger, trop honteuse. Ma femme est arrivée en peignoir. Je lui ai tout raconté. Elle s'est jetée dans mes bras, et elle a pleuré. Notre malheur faisait le bonheur de certains dans la cuisine, vous vous en doutez. La traîtresse était démasquée.
- Je n'y crois pas, j'ai dit.
- Pourtant l'étiquette...
- Il arrive que les étiquettes, justement, soient trompeuses.
Mais quand la cafetière a essayé de se justifier dans une langue qui n'avait rien de commun avec celle de Vivaldi, nous avons baissé les bras.
- Ecoute, m'a dit ma femme, ses parents étaient peut-être en voyage... Elle aurait pu tout aussi bien naître à Bilbao, ou à Saint-Petersbourg. Suffit des fois d'une grève d'avion...
Je n'ai pas pu trouver le sommeil. Le lendemain matin, ma femme a apporté le petit déjeuner sur un plateau. Le café m'a fait horreur, c'était idiot.
- J'ai une idée, m'a-t-elle dit en trempant sa biscotte. Je vais lui apprendre l'italien. Ne t'inquiète pas, dans un mois, tu auras l'impression d'être en Toscane.
Je l'ai regardée. Quelle tête c'était ma femme. Et puis, elle disait ça avec le sourire, sans effort.
- Tu penses qu'elle y arrivera ?
- Souviens-toi du robot mixer que nous croyions Allemand, et qui, en réalité, était Hongrois. Aujourd'hui, grâce à mes leçons, il est capable de chanter le dernier chœur de la neuvième symphonie de Beethoven, et sans accent.
- Oui, mais entre la Hongrie et l'Allemagne, il y a tout de même moins de différences qu'entre Taïwan et l'Italie.
Au bout d'un mois, l'affaire était gagnée. La cafetière chantait l'hymne des pâtes alimentaires en roulant les rrr. Lors d'une cérémonie officielle, je lui ai retiré son étiquette collée au derrière. A présent, c'était bien notre Italienne. Durant les huit premiers mois, tout s'est admirablement déroulé. Quand le robinet coulait, on se croyait vraiment à Venise. Jusqu'au jour où il a fallu envoyer la cafetière en clinique pour changer une pièce. Elle est revenue quinze jours plus tard, le teint blafard, bref, elle avait perdu du poids. Mais le plus grave n'était pas là. Quand le café passait, sa langue originale revenait au galop, et on ne comprenait plus ce qu'elle disait. Elle ne savait en fait plus un piètre mot d'Italien. Mais ma femme et moi, nous avons continué de l'appeler, l'Italienne.
in Casse n° 16
07:35 Publié dans Archives de Casse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : litterature, culture, nouvelles et textes brefs
mardi, 21 novembre 2006
Casse vu par... Dominique Combaud
Je répondrai par une autre question : par quel heureux concours de circonstance, par quel hasard insensé cette revue a bien pu traverser le pays d'Est en Ouest pour débarquer, un beau matin, dans ma boîte aux lettres ? A vrai dire je ne me souviens plus... j'étais abonné à pas grand-chose, sinon rien, à l'époque, et je me demande encore comment j'ai pu apprendre la naissance de Casse. un vrai mystère et bubblegum !
Eh bien si ! Aussitôt son 21ème numéro/anniversaire il a pris la poudre d'escampette en laissant juste un petit mot sur une étagère de la bibliothèque : « JE ME CASSE ! »
Après de nombreuses années d'absence, le bruit court qu'il serait prochainement de retour, sous une forme ou une autre. Bon, on va lui faire un peu la gueule quelque temps, histoire de bien lui montrer qu'on ne disparaît pas comme ça dans la nature sans aucune explication, puis on lui refera une petite place, bien évidemment !
Dominique Combaud
06:56 Publié dans Historique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Culture
vendredi, 17 novembre 2006
Lucien, de Pascale Genevey (in Casse n° 17)
Lucien se demanda, le soir même, tout en mangeant sa daurade hebdomadaire, quelle université choisir. Sa sympathie d'autrefois pour le darwinisme devait-elle le conduire vers l'étude des cétacés vivant en troupe et des frugivores volants ? Ne devait-il pas plutôt s'engager dans cette voie, nouvelle pour lui, de la science ayant pour objet l'origine des mots : l'étymologie ? Il opta pour cette seconde idée. Mais à son grand désarroi, aucune université parisienne n'avait mis en place un cursus de ce genre. Il regretta alors d'avoir suivi les conseils de son ami Antoine et d'avoir envoyé à la mairie une lettre de démission. Mais il apprit aussitôt qu'Antoine avait eu droit à un blâme parce qu'il avait été surpris jouant aux dominos avec son nouvel acolyte, Roger, et que le jeu était désormais interdit. Lucien ne regretta plus rien. Le travail au cimetière, sans les dominos, avait, il est vrai, perdu tout son charme. Il ne restait à Antoine et Roger qu'à contempler l'épeire construisant sa toile dans le jardin... Lucien, lui, n'aurait pas supporté d'être condamné à la rêverie. Il serait entré en rébellion, aurait déclaré la guerre aux conseillers municipaux... Comme un produit de chimiste, il serait entré en réaction ! Peut-être cela aurait-il donné un peu de relief à son existence ? Agé de cinquante ans, il ne voyait rien venir en effet. Tenté de répondre par l'affirmative à la question qu'il venait de se poser, Lucien décida de se rendre au bureau du personnel et s'entretint avec l'employée qui, vingt ans plus tôt, lui avait trouvé une place au cimetière. Lucien eut à souffrir quelques reproches, on le traita en effet d'indécis, mais Roger ne méritant pas la promotion au rang de « gardien de cimetière », on voulut bien oublier ce que l'indécision avait de pervers.
Notons que, malgré les apparences, l'indécision n'était aucunement le propre de Lucien. Il nous faut ici faire un détour et rappeler en quelques mots comment Lucien fit ses débuts dans l'existence. Né au beau milieu du Morvan, il s'ennuyait fort avec les siens que l'alcoolisme caractérisait depuis quelques générations. L'instituteur lui-même, la seule personne étrangère au village que Lucien côtoyât jusqu'à l'âge de sept ans, sombrant un jour sur deux dans une déprime incurable, se mit à boire de manière abusive. Quant aux enfants, les camarades de Lucien, ils ressemblaient à de petits animaux difformes, ils titubaient, par le corps comme par l'esprit, avant même d'avoir goûté au vin de table trafiqué de leurs aînés. Lucien, qui ignorait alors l'explication génético-sociologique de ce phénomène, se crut le seul à jeun sur Terre et décida à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours. Mais la poutre de la grange céda sous son poids sans l' écraser, le mécanisme du fusil s'enraya et le tracteur sous les roues duquel il se jeta cala juste à ce moment-là. L'arrêt du tracteur avait une cause évidente : il évita un choc frontal, qui aurait été meurtrier pour les occupants de l'autre véhicule. Mais le fait que le conducteur ait eu ce réflexe était assez incompréhensible. Il s'agissait du grand oncle de Lucien, alors âgé de soixante et onze ans, que le coma éthylique menaçait à tout moment depuis le jour de son mariage. Si, sur le moment, Lucien vociféra les pires insultes, il comprit quelques secondes plus tard que ce bon réflexe lui ouvrait de nouveaux horizons. Au volant du véhicule que le tracteur aurait dû emboutir et qui circulait sur le mauvais côté de la chaussée, se trouvait un Anglais et non pas un chauffard. Un Anglais quelque peu étourdi, certes, mais uniquement à cause de la journée délicieusement printanière. Lucien vit arriver sur son corps étendu toute une famille sachant parler sans bégayer, se tenir à la verticale sans chanceler. Cela lui fit un tel effet qu'il courut chez lui, prépara un maigre paquetage et prit la route pour l'Angleterre. A sept ans, il abandonna les siens et cela ne le désorienta nullement. Bien au contraire !
L'employée de mairie mentionnée plus haut ne connaissait visiblement pas le passé de Lucien. Elle n'aurait pas choisi le terme d'indécision si elle avait bien voulu laisser à l'existence du vieil employé la part de mystère qui appartient à toute existence. Toutefois, Lucien ne la reprit pas. Une rixe aurait pu, en effet, déranger ses projets. Il pensa à ces jeunes années que nous avons évoquées sans que sa physionomie changeât. Aucun mépris n'apparut à la surface. Il jouait à merveille, mieux que jamais, le rôle du petit employé soumis aux supérieurs hiérarchiques. Il reprit place aux côtés du plus sympathique des acolytes que la vie lui ait offerts : son Antoine naïf. Ils chantèrent ensemble toute la journée. Leur répertoire, qu'ils ne devaient qu'à un seul, Georges Brassens, était assez important pour qu'ils puissent ne jamais se répéter.
Lucien n'eut pas le loisir de faire part de ses projets à Antoine dès son arrivée. Il avait décidé d'attendre patiemment un moment propice à la discussion. L'affaire était sérieuse, il aurait été dommage qu'elle échoue à cause d'une trop grande précipitation. Lucien, qui était arrivé en Angleterre au moment où le syndicalisme naissait, savait à quel point l'absence de prudence pouvait être néfaste aux projets politiques. Mais, le lendemain, il ne tint plus.
« Il est temps, Antoine, d'affronter cette monstrueuse machine qui, il y a plus de vingt ans, nous employa. Nous serons tel Clausewitz contre Napoléon. Préparons nos destriers, contrebutons avec courage la force d'inertie des commis, ces cistudes d'étang. Profitons du bruit d'une cireuse pour pénétrer dans leur enclos. Prouvons que l'esprit révolutionnaire n'est pas cagou et...
- Lucien, je ne comprends rien !
- Qu'y a-t-il ?
- C'est quoi « cagou » ?
- Un oiseau en voie d'extinction.
- Et...
- Quoi encore ?
- Il y avait un autre mot...
- Les cistudes ?
- Oui.
- Des tortues aquatiques.
- Tu ne peux pas parler comme tout le monde ?
- Je peux essayer mais l'essentiel est que tu aies compris l'idée : nous allons mettre à sac la mairie pour faire part à ceux qui y travaillent de notre mécontentement.
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Les dominos, Antoine ! Les dominos ! Le règlement nous lèse. Le règlement est inconciliable avec nos habitudes. Tenons fermement la dragonne de notre épée et allons expliquer cela en haut lieu. Qu'ils comprennent que nous ne sommes pas des coolies !
- « Coulises » ?
- Travailleurs asiatiques.
- Voilà qui est assez convaincant. As-tu fixé la date ? »
Antoine tremblait un peu. Le pauvre homme n'avait jamais vu en son employeur un véritable ennemi. Il avait même cru le blâme mérité. Il mangea, ce soir-là, afin de reprendre ses esprits, chez ses voisins. Bien qu'apeuré, il était en fait convaincu de la nécessité d'une action politique. Etait-ce un tort ?
La seule chose qu'il partagea avec Lucien fut une cellule, pendant trois mois. Les deux acolytes avaient inondé le rez-de-chaussée de l'hôtel de ville, mis le feu aux rideaux du service du personnel et s'apprêtaient à saccager l'étage du Maire à l'aide de pioches lorsque le service d'ordre parvint à les neutraliser.
A leur sortie de prison, Antoine et Lucien se séparèrent sur ces mots :
- Tu es trop incroyable pour moi, Lucien. Je préfère ne plus te voir.
- Qu'entends-tu par incroyable ? Fais-tu référence à une quelconque dyspraxie ? Ou penses-tu à l'aspect des coloquintes ?
- Je pense aux Martiens, répondit Antoine, exaspéré.
Lucien, pour la première fois, ne saisit pas ce que son collègue voulait dire. Antoine n'expliqua rien et l'existence de Lucien devint des plus solitaires - comme aux premiers jours.
Mais lorsqu'il mourut, trois années plus tard, le cortège qui suivit son cercueil fut des plus spectaculaires : les syndicats se mêlaient à un grand nombre d'Anglais (dans leur pays, le personnage de Lucien était devenu très populaire) et de jeunes réformateurs du Morvan. L'église ne fut pas assez spacieuse pour contenir le flot humain. Le maire prit cela pour une ultime insulte et quitta la commune quelques semaines.
In Casse n° 17
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lundi, 13 novembre 2006
Casse vu par... Georges Cathalo
Casse : on se retrouvera !
« …c’est fini, mais on se retrouvera ! » : c’est avec cette formule que se terminait l’aventure de la revue CASSE. Dernière ligne du dernier numéro paru, cette apostrophe sonnait comme un avertissement et voici qu’en effet, on se retrouve, 10 ans plus tard, alors que les « technologies nouvelles » ont transformé le paysage de la poésie contemporaine en un vaste bric-à-brac, mais ceci est un autre sujet.
Avec le recul, il est intéressant de se demander où l’on pourrait situer CASSE dans le paysage des revues poétiques de la période 1980/2000 ? Personnellement, je la placerai dans le voisinage immédiat de revues telles LE PILON de Jean-Pierre Lesieur ou encore LA FOIRE A BRAS de Jean-Jacques Reboux. D’autres encore, du même type, pourraient être citées, avec, à leur tête, un revuiste déterminé. Car, même si certaines revues font état d’un solide Comité de Rédaction, la réalité des faits est bien plus cruelle : une revue de poésie c’est presque toujours un revuiste passionné et un seul, obstiné, bosseur, curieux et talentueux. Chacun d’eux apporte une coloration particulière à sa revue car c’est lui et lui seul qui donne le ton de la publication. Ici, Jean-Jacques Nuel, avec des prises de position courageuses et des éditoriaux toniques, avait su s’approprier un territoire reconnaissable.
CASSE est pour moi l’exemple-type de la revue efficace : format A5, ni trop mini ni trop maxi (de 32 à 64 pages), accessible, régulière, lisible, maniable, … De plus, on y trouvait un subtil dosage entre les différentes parties (poèmes, nouvelles, infos, chroniques,…). Après quelques premiers numéros hésitants, CASSE avait trouvé sa bonne carburation à laquelle avaient adhéré plus de 200 abonnés fidèles. Dommage donc que Nuel ait décidé d’en interrompre la publication, mais peut-être la verra-t-on renaître sous une autre forme, et qui sait alors, on se retrouvera…
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vendredi, 10 novembre 2006
Casse vu par... Raymond Alcovère
Quelques témoignages de lecteurs ou de collaborateurs de la revue, qui répondent à la question : « Qu’a représenté Casse pour vous ? »
En tant que lecteur j'ai trouvé dans Casse une grande variété de contenu et de styles, et surtout une exigence de qualité. Des textes souvent très courts, ce que j'aime bien (et qui est bien sûr ce qu'il y a de plus difficile à faire). J'aimais bien aussi le format de la revue, simple, familier, son absence de prétention. Cette revue, et en cela elle tranchait dans le paysage de l'époque, paraissait accessible, tout en laissant une impression de qualité et d'exigence.
En tant qu'auteur, j'ai été très heureux d'y publier "Le mystère des cathédrales", une de mes nouvelles préférées de l'époque, qui et je le regrettais n'avait pas trouvé preneur jusque là dans aucune revue. En tant qu'auteur, les rapports avec le revuiste étaient directs, faciles, et rapides, ce qui n'était pas toujours le cas : le plus souvent les réponses tardaient ou étaient inexistantes ; là tout s'est passé le plus simplement et le plus agréablement du monde !
Raymond Alcovère
06:39 Publié dans Historique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Culture
lundi, 06 novembre 2006
Le rêve intérieur, de Jean Chaudier (in Casse n° 7-8)
Poésie la vie entière dites-vous
Poète de Louisfert vous avez poussé
Votre table tout près de la fenêtre
Et de cet établi vous regardez la
Grande ruée des terres vers le soleil
La nuit venue vous allumez votre lampe
Et très tard elle brille encore dans
Le silence de la campagne et le père
Moreau vous salue sous la pluie des
Etoiles
Oui René Guy dans notre mémoire
Vous vivez constamment et nous lisons
Vos poèmes avec cette émotion des grands
Fonds
Très cher Poète de Louisfert éternellement
Vous habitez dans la maison d'Hélène
Attentif à tous les biens de ce monde
Mais toute une vie peut basculer
N'est-ce pas Joe Bousquet jeune
Lieutenant qui montiez au combat
Botté de rouge
Quelle idée ! et pour l'amour d'une
Femme cette fantaisie devint presque
Mortelle
Il ne vous reste plus que cette chambre
De Carcassonne aux rideaux tirés
Avec des livres et des tableaux et de l'opium
Pour les heures trop tenaces
Ainsi allongé paralysé vous commencez une
Autre existence et vous écrivez et vous
Renaissez grâce au langage conquérant
L'autre part de vous-même
Poète immobile vous nous avez donné une
Belle leçon de langage entier et la nuit
Venant nous ouvrons la fenêtre au vent
Très léger et bonsoir au Meneur de Lune !
Nous tenions votre cheval souvenez-vous
Amour l'ombre sur la main le visage à découvert
Aucun regret et le chant des abîmes
Qui comprendra ce silence toujours au bout
Du chemin un temps et l'irruption des
Mots qui entourent l'univers c'est déjà le seuil
L'intelligence commence par cette violence
De la langue bâtisseuse de lotissements intérieurs
Mais Max que faisiez-vous rue Ravignan
Une gouache de l'astrologie et des poèmes toujours
Mis de côté et ils venaient vous voir dans cette
Petite chambre les poètes les peintres les musiciens
Et combien sont sortis de cette malle où vous
Teniez vos trésors et un jour vous avez vu le
Christ sur le mur et vous avez quitté Paris
Et ses tentations pour la méditation à Saint-
Benoît-sur-Loire et tout contre la basilique
Vous avez mené la vie du pénitent en maillot
Rose et toujours peignant écrivant et priant
Ce Dieu chrétien
Et puis l'étoile jaune l'arrestation et la
Mort au camp de Drancy
Bien sûr honte aux bourreaux qui vous ont
Assassiné parce que vous étiez juif oui honte
A eux et lisons vos poèmes comme vous les
Avez écrits
Jeux de mots
Fantaisie et
Juxtaposition des images
Et maintenant tout le monde sait que
Le chef des cuisines n'était autre que Fantomas
Ah, jeune fille la rivière passe la douane
Des herbes et s'en va tournoyant sur elle-
Même et le pêcheur parfois distrait ne voit pas
Le bouchon qui s'enfonce il rêve aux anges
Emportés par le courant la Tour Eiffel
Tremble dans la Seine qui traverse
La grande ville
Paris ! Paris !
Léon-Paul Fargue il est temps d'attaquer
La nuit qui commence il suffit de regarder
Le ciel de tâter du bout du pied le bitume
Et puis de s'en aller le chapeau bien posé et
Parfumé de toute part à l'eau de Cologne
Hep ! taxi et vous retrouvez chez Lipp
Les amis poètes et d'autres et le parler tout
Vocabulaire en ébullition de quoi repousser
Cette solitude si redoutable et de remonter
Le chemin de halage vers ce chant originel
D'un passé glorieux
Piéton de Paris vous allez d'un quartier à l'autre
Hep! taxi il est temps de rentrer le jour se lève
Un jour encore avant d'être foudroyé et de rester
Immobile les marronniers du boulevard
Montparnasse montent vers votre fenêtre
Tancrède
Et déjà s'estompe votre poésie gardienne
Du secret de l'enfance bien-aimée
Une fois encore nous te célébrons
Guillaume du 202 boulevard Saint Germain
Tu as coincé ta table sous le vasistas
Et la tête dans les étoiles tu écris
Des poèmes d'un pur lyrisme où se mêlent
Les cadences les plus diverses ouvrant ainsi
La voie à cette poésie moderne que tu
Appelles de tous tes vœux
In Casse n° 7-8
13:47 Publié dans Archives de Casse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : Littérature, Culture, Poesie