Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 29 septembre 2006

Casse et la CPPAP

Les lecteurs fidèles de la revue CASSE ont pu suivre durant de longs mois le combat de la revue contre la CPPAP qui refusait de lui accorder un numéro d’inscription. Sans reprendre l’ensemble des développements, nous reproduisons l’édito et l’article parus dans le n° 13-14, alors que le Conseil d’Etat venait de rétablir Casse dans ses droits.

Edito du numéro 13-14

Un sacré numéro !
Ce numéro double de l'été s'ouvre sur une très bonne nouvelle : la commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) nous a enfin accordé un numéro d'inscription. Cela va nous permettre de bénéficier des tarifs postaux préférentiels.
Deux ans que nous l'attendions ! Trois demandes refusées par la commission, et un recours devant le Conseil d'Etat qui nous a donné raison, en annulant les décisions de refus. Nos lecteurs trouveront en page 20 le récit complet de cette affaire.
Au-delà de la satisfaction d'avoir eu gain de cause, l'octroi de ce numéro revêt pour nous une double importance.
C'est d'abord pour Casse un formidable encouragement, et l'équivalent d'une subvention, puisque nous allons faire d'importantes économies sur les frais postaux. Cette bouffée d'oxygène va nous permettre de travailler sereinement au développement de la revue.
C'est ensuite une heureuse nouvelle pour tous les revuistes, car l'arrêt du Conseil d'Etat consacre le droit des revues littéraires, sous certaines conditions, de bénéficier des facilités de diffusion accordées à la presse. C'est une chance pour les publications à venir, et une garantie pour les revues en place.
On n'a pas souvent l'occasion de se réjouir, alors ne ratons pas celle-là ! Et bel été à tous !
JJN


Page 20 :
CPPAP, suite et fin ! Nos lecteurs fidèles savent que la revue CASSE s'est vu refuser par 3 fois un numéro d'inscription par la commission paritaire des publications et agences de presse. Ces décisions négatives ont privé Casse des avantages postaux et fiscaux prévus par la réglementation.
La motivation du refus avancée par la commission repose sur l'argument que Casse, qui répond par ailleurs à toutes les prescriptions légales, "ne présente pas un lien suffisant avec l'actualité" et constitue "un recueil de promotion de la littérature".
Casse a décidé d'introduire un recours contre ces décisions devant le Conseil d'Etat le 23 octobre 1993.
Nous avons eu la grande satisfaction d'être suivis dans nos arguments puisque le Conseil d'Etat, par son arrêt en date du 17 mars 1995, a annulé les décisions de la CPPAP.
En voici le passage essentiel:
"Considérant que si la commission paritaire des publications et agences de presse a pu, sans commettre d'erreur de droit, rechercher si la publication Casse présentait par l'ensemble de son contenu un lien suffisant avec l'actualité pour être regardée comme une publication périodique pouvant bénéficier du régime économique de la presse, il résulte des pièces du dossier que les numéros de cette publication littéraire contenant des articles, des poèmes, des entretiens avec des auteurs et écrivains présentaient un tel lien avec l'actualité qui doit être apprécié compte tenu de la nature de la publication en cause; que, par suite, la décision du 24 juin 1993, par laquelle la commission a refusé de délivrer un certificat d'inscription à la publication Casse et la décision du 16 septembre 1993 rejetant le recours gracieux formé contre cette décision par le motif que cette revue ne présentait pas le caractère d'une publication périodique sont entachées d'excès de pouvoir;
DECIDE:

Article 1 :  les décisions de la commission paritaire des publications et agences de presse en date des 24 juin 1993 et 16 septembre 1993 relatives à la publication Casse sont annulées. "

Il est à noter que le Conseil d'Etat a voulu donner une autorité particulière à son jugement, puisqu'il a été rendu en section du contentieux (et non en sous-section), et qu'il sera publié au recueil de jurisprudence Lebon.
Ce jugement confirme qu'une revue littéraire contenant des articles, des poèmes, des entretiens présente un lien suffisant avec l'actualité, laquelle doit être appréciée compte tenu de la nature de la publication.

La revue Casse n'est pas peu fière d'être à l'origine de cette jurisprudence, qui est une avancée et une garantie pour la liberté d'expression, et qui pourra être utilement invoquée par les créateurs de publications. Nous nous serions certes bien passés de ce combat de 2 ans, et du préjudice financier que nous a causé le refus de la commission (10.000 F.) ; nous espérons seulement que notre combat pourra servir à tous les revuistes, présents ou futurs...


in Casse n° 13-14

 

Le jugement du Conseil d’Etat a été depuis mis en ligne sur le site de la CPPAP :

http://www.cppap.fr/article.php3?id_article=112
et le texte complet sur Legifrance :
N° 152982

 


mardi, 26 septembre 2006

babylön, alaska, d'Hervé Merlot (in Casse n° 9)

Babylön, alaska (extraits)

 

 

317 – Andouille frites

Parfois ça me prend.
L’envie d’une. Je les mange elle & elles
puis m’en vais au cinéma
ou au café
ou chez moi. & quelque
temps plus tard
je remets ça.

 

399 – Dragon

Les Asiatiques du dernier étage
ont acheté une voiture
qui leur ressemble : petite.
Mais elle fait un bruit d’enfer.
Je crains qu’ils n’aient réveillé le dragon.

 

442 – Aaaaaarrrgghhh

L’araignée dans l’plafond
on ne sait jamais
si c’est 40 ou 100 watts.

 

498 – Steak d’ours

La seule fois où j’ai rencontré
un ours nous nous sommes longuement
regardés sans mot dire ni grognement.
Puis il a pris la tangente & je
l’ai laissé faire malgré ma faim de loup
qui se serait volontiers satisfaite
d’un bon steak d’ours grillé.

 

556 – Lessive

Je lave chemises & caleçons
chaussettes mouchoirs T-shirts.
Les idées noires
je les donne à la blanchisserie.

 

569 – Mes chaussures m’aiment

Lavé j’enfile
mes chaussures
les lace & m’apprête
à partir.
Elles n’iraient
pas travailler
sans moi.

 

581 – Les Indiens sont encore loin ?

Je connais un poète. & j’en connais un autre.
Le cœur rouge bat toujours.
Il n’y a pas lieu de désespérer.

 

584 – Portrait d’un homme à femmes. 2

Il vous plaît.
Vous êtes déjà le tapis moelleux
sur lequel il étendra sa viande.
Vous êtes la pâte dentifrice
qu’il déposera sur sa brosse à dents.
Pensez qu’ensuite
il se rincera la bouche
& que chaque jour
il répète la même opération :
simple hygiène
buccale.

 

in Casse n° 9

 

medium_medium_casse_bandeau.18.jpg

dimanche, 24 septembre 2006

Fait divers, de Marie Motay (in Casse n° 5)

Longtemps son lit a occupé l'angle le plus sombre de la grande pièce où elle vivait. Le premier regard qui la balayait le matin déterminait son humeur de la journée : table poisseuse, mouches bruissantes au-dessus des assiettes sales, cheminée dégorgeante confondue depuis huit jours avec la poubelle, et les draps se raidissaient soudain en une vieille peau, sa salive se faisait acide et, en haut de la nuque, presque derrière l'oreille droite, sourdait, très loin mais imparable, le tam-tam de la migraine.

Le lit l'avait encore recrachée ce matin, mais le réveil avait été plutôt allègre. Elle n'avait pas insisté. Elle avait enfilé un long tee-shirt et des sandales, roulé, sans l'allumer, la première cigarette et avait marché vers le petit bois de châtaigniers, en bas du pré, derrière la maison, le long du ruisseau à sec. Le soleil n'était pas encore levé, mais le petit jour étirait déjà l'ourlet sombre des peupliers. L'air était humide et elle se gorgeait de la fraîcheur qui suintait autour d'elle. Elle marchait sans hésiter, sans flaner. Elle allait le retrouver, se frotter au grain rêche et tourmenté de son écorce, se blottir dans son cocon d'ombre fraîche et sucrée, s'apaiser à ses murmures silencieux. Elle avait souvent pensé que cet arbre lui donnait ce qu'elle s'obstinait à demander en vain aux hommes qu'elle aimait, la certitude de vivre. Sa présence, sa permanence, son accueil sans hâte et sans surprise des jours, des saisons, son don sans retenue de sève et de fruits d'été, sa sécheresse chaste l'hiver, tout en lui était vie. Il n'attendait pas de vivre, il ne s'exerçait pas à vivre, il était l'arrogance de vivre.

L'arbre était là, à quelques mètres. Des merisiers sauvages poussaient autour de lui sans lui porter ombrage. L'arbre était là, à quelques pas ; il lui paraissait soudain lointain. A travers les branches, des bribes de soleil, acides, qui l'éclaboussaient et la glaçaient. Elle sentait le poids de ses jambes, les contractions de ses muscles à chaque pas. L'herbe sèche du pré glissait maintenant sous ses pieds, ralentissant sa marche. Les ornières familières du sentier se creusaient sournoisement sous ses pieds et elle trébuchait.

L'arbre était là, à portée de bras, à portée de pas. Courir, courir vers lui, elle voulait courir. Mais les prêles squelettiques du bord du ruisseau la freinaient. Elle essayait de se souvenir de leurs attouchements à peine poisseux et ne savait qu'agiter les jambes pour se dégager de leur étreinte gluante. Elle ne baissait plus la tête sous les branches des noisetiers, elle les laissait lui cingler le visage, il fallait courir...

L'arbre était toujours là, feu-follet sautillant. La mousse spongieuse du pré avait investi ses oreilles, celle grise et émiettée des arbres se collait à sa peau. Un cri lui venait, du fond du ventre, du fond du cœur ; mais la mousse avait maintenant engorgé ses poumons, tapissait son palais et sa langue. Deux bâtons dans la gorge. Acidité âcre et douloureuse, paralysante des nèfles pas mûres. Une sève épaisse laboure et empoisse son corps...

Un pas, un pas encore. Ses bras se tendent, cherchent le soleil, tandis que dans l'herbe et la terre moite ses pieds poussent des racines. S'enfoncer dans le sol, s'élancer vers le ciel, ouvrir la bouche dans un hululement de chouette aphone, respirer, aspirer, expirer...

Elle s'arrache enfin à la terre.
Elle regarde, étonnée, les lambeaux de racines.
Elle sent son corps se tendre en un fil invisible.
Elle voit son regard fondre et n'entend plus sa voix...

Le Dauphiné libéré, 17 août...

"Une jeune femme trouvée morte dans un bois à 500 m de son domicile...
Il semblerait que Mme X ait succombé à un arrêt cardiaque au cours d'une promenade matinale dans les bois..."


in Casse n° 5

 

Ce texte a été en partie repris dans le recueil "La mémoire est un tissu mité" paru aux éditions de la Renarde Rouge, qui ont publié par ailleurs de Marie Motay "Voici le poème" et "Aujourd'hui, je vois rouge".

 

medium_casse_bandeau.18.jpg

jeudi, 21 septembre 2006

Ebauche d'une porte de jardin, de Jean-Gabriel Cosculluela (in Casse n° 4)


Ebauche d’une porte de jardin

                      à Daniel Vassart

 

la porte du jardin :

peu de mots
nous restent

hors le linteau
dépeuplé
d’ombre

hors l’éboulis
de bleus

*

la dernière porte
du jardin

et le défet
de ta mort

regarder
écimer
tes bleus
au bord de la lumière

le jardin
où patienter

« journalier
de mourir »

*

un fond de jardin
les talus
le chemin
très simple
des figuiers
les taillis

l’attente
encore
du visage
tourné
de ta voix

la dernière main
s’absentant
dans la lumière

« mouchoir
de silence »

*

comment oublier
une autre porte
qui donne
sur le noir
au sud

l’angle du mur
du bois
et de la terre

en bas



in Casse n° 4

© Jean-Gabriel Cosculluela, 1994
extraits de « Une porte de jardin » aux éditions de L’Arbre/Jean Le Mauve, 1994.



medium_casse_bandeau.17.jpg

lundi, 18 septembre 2006

Le coeur d'un enfant, de Bernard Kieken (in Casse n° 18)

La chambre est noire. Les volets battent ; le loquet qui les tenait ensemble vient de se briser sous l'effet de la tempête.
A intervalles réguliers, un éclair illumine la pièce. Un court instant, on a le temps d'apercevoir des jouets posés en équilibre instable qui ne demande qu'à s'effondrer.
A l'éclair suivant, on distingue un lit, une table de nuit. Le drap remue parfois mais se recroqueville à chaque fois que la lumière surgit du dehors.
- 1, 2, 3, 4, 5. Cinq kilomètres.
A l'intérieur du drap, la petite fille compte les secondes qui séparent l'éclair du tonnerre.
Une envie folle la tenaille : se lever, courir dans la chambre d'à côté et se blottir contre son père. Là, elle y serait en sécurité.
Mais il a bien recommandé en la bordant de ne pas le déranger, de respecter son sommeil. Il est très fatigué ; la journée a été éprouvante moralement et physiquement. Il doit se reposer.
- 1, 2, 3, 4.
Le tonnerre est là, tout proche. Effrayant.
Elle est seule face au fracas des ténèbres. Pas de frère, pas de sœur.
Maman est à l'hôpital. On l'a emmenée la nuit dernière. Les sirènes ont vrombi dans le silence, l'ont réveillée. Bruits de portes qui claquent, de pas précipités dans l'escalier.
Elle a ouvert la porte de sa chambre juste à temps pour voir sa maman dans une civière. Livide.
Papa a crié :
- Maman a un infarctus ! Je reviens, ma chérie.
L'ambulance a démarré. Le silence est revenu.
Elle est allée près de son bureau, a cherché la page des i dans son dictionnaire. Pas d'infarctus. Ce n'est pas un mot pour les petites filles.
Le Larousse de papa, lui, connaît le mot : "Lésion nécrotique des tissus due à un trouble circulatoire". Pas facile de comprendre le langage des adultes.
Assise sur son lit, elle s'est souvenue que la première fois, papa avait dit :
- Maman a mal au cœur !
Mal à la tête, mal aux dents, mal au ventre, elle sait ce que ça veut dire. Mais un mal au cœur, comment c'est ? Ca fait très mal, au point d'aller à l'hôpital ?
Son père n'a pas eu le temps de lui expliquer. Elle n'a rien demandé.
- 1, 2, 3 !
Elle s'enfouit un peu plus sous le drap. Une masse sombre a les bras levés au pied du lit. Elle ne l'a pas vue.
Ne pas crier. Ne pas pleurer. Papa pourrait entendre. Devenir grande, toute seule puisqu'on l'est et qu'on le restera toute la vie.
La main tâtonne, cherche la lampe de chevet. Elle ose s'aventurer plus loin, plus bas. L'orage se tait. Autant en profiter.
Elle rencontre la masse sombre, inerte qui s'anime tout d'un coup, mue par une vie nouvelle. Tout en prévoyant une retraite précipitée en cas d'attaque ennemie, la petite main empoigne un bras, le tire vers elle.
La masse s'élève, se retrouve dans les bras de la petite fille juste au moment où l'éclair dénonce le subterfuge.
- 1, 2 !
Sauvée ! L'ours connaît le geste qui rassure, celui qui fait sombrer dans le sommeil.


in Casse n° 18

 

Ce texte a été publié dans le recueil "Enfances cruelles", aux éditions de l'Agly.

 

medium_casse_bandeau.16.jpg

vendredi, 15 septembre 2006

Migraines, d'Hervé Lesage (in Casse n° 3)

Migraines

Il voit des avions glisser au-dessus de sa tête.
Très haut, sans bruit aucun, sans même abandonner une trace blanche au clair de ses yeux. Il entend des avions passer et repasser dans son crâne. Comme un vol de migraines.
Des avions qui ne se posent jamais. Pas même dans son sommeil.


Jean-Pierre

Ton gamin
déjoue sur la vitre
l'un des nombreux pièges du givre

D'instinct
son doigt y a trouvé
où tracer une serrure
et son œil
où naître au monde

Tu l'observes
et apprends ton ignorance
des choses simples
et rondes comme
les billes oubliées de tes huit ans.


Jérôme

Sous cette branche basse où tu vins te pendre, sous cette branche devais-tu faire grief aux oiseaux, leur chercher querelle de chanter comme au printemps parce que l'hiver n'en finissait plus de sourdre de ton ventre, pour mordre encore à même tes paupières.


Simon

Il dit :
- Je suis revenu, oui.
Et sur le seuil se pose, là où beaucoup avant lui ont lentement mangé la pierre des ans.
Son visage épouse bientôt la sérénité d'un lieu qui n'a pas changé depuis mille ans.

Il a dit :
- Je suis revenu, oui.
Puis il s'est tu. Se taira. Car tout a été dit déjà, au-delà de la parole, du possible, longtemps avant son retour, avant même son départ, et par de moins bavards que lui.

in Casse n° 3 

 

Ces textes, dans des versions légèrement remaniées, ont été publiés dans le recueil Passage des Humbles (RétroViseur éditions, 2005). 

 

medium_casse_bandeau.15.jpg

mardi, 12 septembre 2006

Entretien avec Roland Tixier (in Casse n° 6)

RENCONTRE AVEC ROLAND TIXIER, éditeur à l'enseigne du PRÉ DE L'AGE


La jachère du Pré


« Je risque un portrait-robot du poète moderne : loin d'être échevelé, livide, au milieu des tempêtes, il soigne son look et ses sponsors. Il lui pousse un attaché-case au bout du bras et une calculette à la place du cœur. Toujours en quête d'honneurs, si minimes soient-ils, il courtise plus l'Institution qu'un public potentiel. Une idée fixe : s'intégrer. Il n'est plus rebelle. Voilà bien ce qui nous sépare. »


*

Quinze ans d'activité, 100 recueils publiés : un travail irremplaçable pour la poésie. Roland Tixier a l'un des catalogues les plus riches et diversifiés de l'édition poétique actuelle. L'occasion était bonne de faire le point avec lui, sur son activité passée et future, et sur l'évolution des mœurs de la gent poétique. Et de recueillir le scoop de l'année : Roland arrête l'édition !


Jean-Jacques Nuel : As-tu réalisé les objectifs que tu te fixais au départ ? Quelle était alors la part du réalisme et celle de l'illusion ?
Roland Tixier : Au départ du Pré de l'Age je ne m'étais fixé aucun objectif, si ce n'est celui, général, d'être un intermédiaire entre un poète et des lecteurs possibles. Lorsqu'en 1978, en compagnie de Geneviève Bernard et de Pierre Prince - photographe - l'aventure a commencé, je ne me posais pas la question du réalisme et de l'illusion, j'agissais. Je publiais par plaisir, par nécessité. J'aimais être généreux.
JJN : Sais-tu combien d'exemplaires tu as vendus de tes mini-recueils ?
RT : Des dizaines de milliers.
JJN : Quel est le ressort qui permet de continuer, après quinze ans ?
RT : 15 ans ça suffit ! En 1995 le Pré de l'Age aura cessé de publier. Je suis heureux de "raccrocher", comme on dit dans le sport. Au fil du temps, de nouvelles passions se font jour. Je vais m'occuper de moi. L'édition c'est déjà du passé.
JJN : Le Pré de l'Age va-t-il disparaître, ou se transformer? Ou renaître?
RT : Le Pré de l' Age ne disparaît pas : les animations scolaires et autres vont continuer (de même pour la longue et concrète collaboration avec la Médiathèque Max-Pol Fouchet de Givors). L'activité va sensiblement diminuer cependant, du fait de la suppression de l'édition et de la diffusion par abonnement. On peut dire qu'il y a mise en sommeil, en jachère.
JJN : Si tu arrêtes l'édition. ne crains-tu pas de t'ennuyer ? Auras-tu une activité de substitution (billard, vélo ou sexe) pour user ton temps et ton énergie ?
RT : Pour l'instant, je vais être pour moi-même ma propre activité de substitution. Je vais surtout prendre du large. Je ne veux pas avoir de rapports raisonnables avec la poésie. Je veux rester l'amoureux, le passionné. Comme le dit Pierre Albaladéjo, à propos du rugby, "revenir aux fondamentaux".
JJN : Revenons un peu sur ces 15 ans de dévouement à la poésie. Si tu faisais la balance joies/ déceptions, de quel côté pencherait-elle ?
RT : La balance penche complètement du côté des joies. Même si les grandes joies ont été rares, leur fulgurance m'a aidé à vivre jusqu'à ce jour. Ces joies n'ont pas de prix. Mais il est temps d'en rester là.
JJN : Qui t'a aidé ? Qui ne t'a pas aidé ?
RT : Qui m'a aidé ? Moi-même en premier ! Le noyau dur des amis du Pré est restreint. Les fidèles se comptent sur les doigts d'une main. Ils se reconnaîtront. Je rends ici hommage à Pierre Prince, compagnon des premiers jours, dont l'amitié ne s'est jamais démentie. Il est l'infatigable créateur des couvertures des "petits livres". Le Pré de l' Age est autant à lui qu'à moi.
Mais la véritable et profonde aide est venue des auteurs et des lecteurs. En fait eux et moi, nous nous sommes bien entendus, et le Pré a poussé.
Qui ne m'a pas aidé ? Dans le monde de la poésie, comme ailleurs, on se pose souvent cette question : "Qui peut quelque chose pour moi ?" La question inverse est beaucoup plus rare.
JJN : As-tu demandé et bénéficié d'aides à l'édition ? D'une façon plus générale, que penses-tu des subventions à l'édition et à la diffusion ?
RT : J'ai demandé - et obtenu - une fois l'aide de la DRAC Rhône-Alpes. Je l'ai fait au moment où je traversais une crise d'identité. Après plus de dix années d'activité intense, rien ne me reliait à la Région. Je me sentais isolé, sans racines. Je remercie la DRAC de m'avoir, à ce moment, écouté et de m'avoir pour ainsi dire relié, situé géographiquement, au moment nécessaire.
Pour ce qui est des subventions, elles pourraient plus largement et équitablement concerner les revues, les éditeurs, en les aidant à régler des factures d'impression et d'affranchissement par exemple.
JJN : Admets-tu qu'on puisse ne pas aimer la poésie ? N'y a-t-il pas certains poètes qui vous dégoûtent de la poésie ?
RT : Oui, je l'admets. En fait, je crois qu'on aime des poèmes, des poètes, plus que "la poésie".
Il existe des poètes ennuyeux, mais rien n'oblige à les lire.
JJN : Après tant d'années à fréquenter le milieu des poètes et de la petite édition, quel jugement portes-tu sur cette gent littéraire ?
RT : J'ai toujours été en marge de la gent littéraire. Celle que je connais un peu est surtout lyonnaise. Elle m'apparaît triste, conventionnelle, et volontiers mondaine. Il flotte sur ce monde-là un petit air d'Education Nationale. Je risque un portrait-robot du poète moderne : loin d'être échevelé, livide, au milieu des tempêtes, il soigne son look et ses sponsors. Il lui pousse un attaché-case au bout du bras et une calculette à la place du cœur. Toujours en quête d'honneurs, si minimes soient-ils, il courtise plus l'Institution qu'un public potentiel. Une idée fixe : s'intégrer. Il n'est plus rebelle. Voilà bien ce qui nous sépare.
JJN : Peux-tu critiquer CASSE, sans en dire exclusivement du bien ?
RT : Casse est une revue vivante, incisive et contestataire. Je souhaite qu'elle avance dans le temps. Les lieux d'expression sont toujours trop rares. Je reste ce lecteur attentif.

(entretien réalisé en trogne-à-trogne puis par correspondance, la première séance effectuée chez Roland autour d'un délicieux plat de lentilles vertes du Puy)


in Casse n° 6

 

samedi, 09 septembre 2006

Morte-eau, de Denis Winter (in Casse n° 4)

 

Les maisons que j'aimais n'ont jamais eu de fenêtres. Il n'y avait personne derrière les murs, les noms que l'on chuchotait ou que l'on griffonnait sortaient tout droit d'une fiction mal comprise. Je m'étais glissé sans mot dire sous la peau morte de l'enfance, et j'attendais la crue des sentiments. Peut-être m'avez-vous rencontré durant cette saison mensongère. Souvenez-vous, ce regard vrillé dans les ténèbres, cette enveloppe déchirée qui s'abîmait sous les pas des gens pressés, ce grain de sable qui n'enrayait jamais que sa propre mécanique...

Le temps passait moins vite qu'aujourd'hui. On eût dit qu'il attendait, lui aussi, quelque débordement qui tardait à venir, ou qu'il cherchait à se renverser sur lui-même, à se mettre en boucle pour simuler une éternité la plus vraisemblable possible. De fait, les événements se répétaient, tout paraissait convenu d'avance, on ne s'étonnait de rien, on s'ennuyait. Je m'ennuyais. J'étais l'élève puni, agrippé à son pensum comme un naufragé à sa planche, bien que le déluge n'eût pas commencé. Je me recopiais inlassablement, ligne après ligne, mais j'échouais encore à m'apprendre par coeur : à chaque page tournée, la mémoire se vidait, et tout restait à faire.

J'avais quelques amis que je ne rencontrais que la nuit, entre deux couches de sommeil. Nous nous hélions de loin, chacun posé sur sa colline, il fallait s'en tenir à cette affectueuse distance, et de toute façon j'avais trop peu de conversation pour me risquer sur les chemins. Je me pinçais parfois pour m'assurer que même en rêve on peut se faire mal. De jour, je comptais mes ecchymoses, elles me tenaient compagnie.

J'avais aussi une petite parentèle de mots que je couchais assidûment sur la réglure de mes cahiers d'écolier. De temps à autre, je m'amusais à les retourner, comme ces insectes bossus qu'on fait basculer d'une pichenette et qui brassent longtemps l'air de leurs pattes affolées, avant de se remettre en état de marche ou de s'épuiser, selon leur agilité. L'envers des mots m'intriguait, je m'étais persuadé qu'on pouvait y lire leur contraire, mais il n'en était rien : mis sur le dos, ils parlaient une langue absconse que je n'avais pas la patience d'apprivoiser. Comme je n’ étais guère plus instruit de leur endroit, je me gardais bien de m'afficher avec eux. J'en emplissais mes tiroirs, et j'attendais la crue.

D'ailleurs, je ne m'affichais pas, excepté sur les murs de ma maison. J'y avais épinglé une collection de photographies, sans art ni harmonie. Aucune ne me représentait, pourtant j'avais l'impression de m'y voir comme dans autant de miroirs déformants. Je ne les aimais jamais longtemps, mon regard les usait très vite et il fallait les changer fréquemment. J'étais peut-être aussi fatigué de moi-même, fatigué d'ignorer le reste du monde. Je me promettais sans cesse de percer une fenêtre, je me disais : "C'est pour bientôt," la date n'était jamais fixée, la fenêtre jamais percée.

Le temps se traînait, s'essoufflait, les tiroirs s'étouffaient, les murs s'éreintaient, la vie elle-même commençait à s'élimer, déjà la trame apparaissait par endroits, le flou des images n'était plus acceptable, on sentait que la peau se craquelait sous la pression, les blessures nocturnes empiétaient sur le jour et le jour s'insinuait dans les rêves, l'insupportable était atteint. Et ce fut la crue.

Lorsque je naquis, il me fallut d'abord apprendre à nager, puis à reconnaître les îles où mes amis attendaient le fin mot de l'histoire, leur propre crue peut-être. J'allai de l'un à l'autre, je leur lus l'envers des mots dont ils se firent fort de m'enseigner l'endroit. Alors seulement je compris que le monde était une fenêtre et que nous avions à bâtir, autour, une maison.

 

in Casse n° 4

 

medium_casse_bandeau.14.jpg

mercredi, 06 septembre 2006

La clé, de Jean Bensimon (in Casse n° 15)

La clé

Je suis enfermé depuis maintes années dans une petite pièce sobrement meublée ; au plafond un vélux inaccessible laisse passer une clarté pâle. Je sus rapidement que la chambre donne sur l'extérieur : je perçois quelques bruits du dehors d'une manière assourdie, le sifflement du vent lors d'une tempête, des cris ou une voix incompréhensible ou encore une vague rumeur. Un jour, il y a longtemps, quelqu'un frappa à la porte, étonné, le coeur battant je répondis et les choses en restèrent là. Crier ne servirait à rien, les murs sont épais et de toute façon ma voix ne porte pas.
La porte est d'une taille disproportionnée à la chambre. Massive, de type ancien elle possède une huisserie de bois brun, un battant rouge foncé que renforcent des barres transversales de blindage, elle est enfin munie d'une serrure de sûreté à pêne dormant. Autant dire une porte indestructible.
Mais je dispose de nombreuses clés, trois sacs emplis à ras bord. Des clés de toutes sortes. D'anciennes à anneaux qu'on dirait sorties d'un escalier secret, des modernes, plates à l'air distingué, des clés Fichet à tige creuse, des clés bénardes ouvrant des deux côtés, d'autres ouvrant d'un seul... Pendant des années j'ai passé le plus clair de mes journées à les introduire dans la serrure. Parfois le pêne se mouvait d'un quart de tour, d'un demi même, pour s'arrêter brusquement, mon coeur battait la chamade...
Depuis quelques années je procède autrement. Avec une petite lime et des couverts détournés de leur usage, je bricole les clés qui me paraissent les plus adaptées à la serrure. Je creuse un redan, diminue un ergot, arrondis une gorge... Je n'ai encore pas réussi mais j'approche du but certainement, le succès et la liberté seront peut-être pour demain, qui sait ?
Cela me rend la captivité joyeuse, presque heureuse.

Ce texte a été publié dans le recueil "Le Hors-venu", aux éditions de L'Harmattan.


*


L'Académie

L'Académie des poètes de Qingdao, dans le Jinagxi, est très connue. Elle rassemble, dit-on, les meilleurs poètes de la province, certains disent même de toute la Chine ; et, y accéder est un grand honneur qui rejaillit sur les proches, un titre que l'on inscrit parfois même sur la porte du poète...
Quant à moi, Choun-si, j'écris des vers depuis l'âge de huit ans. Mes poèmes sont lus et chantés à quinze lieues à la ronde. Le forgeron de mon village prétend que j'écris aussi facilement que l'on parle. Et il est vrai que, en balayant ma maison par exemple, je rythme mes efforts par des vers que j'invente, de même quand je coupe du bois. Aussi les anciens de ma ville ont-ils proposé que je sois candidat à l'Académie qui, tous les cinq ans, recrute un nouveau membre.
Je fus convoqué à l'aube dans une petite salle fermée de tous côtés, deux chandelles seulement donnaient la clarté suffisante pour écrire. On me demanda d'improviser des poèmes sur les sujets les plus divers et les plus inattendus. Pas seulement le passage des oies sauvages ou la beauté d'un amandier en fleur, mais des sujets plus particuliers comme le vol de la chauve-souris, une inondation, la nage dans un étang en été... Je devinais aux réactions du valet qui transmettait mes poèmes que la noble assemblée était satisfaite de moi.
On me servit le thé dans une petite cour, en passant j'entrevis, à travers une tenture qui fermait mal, l'assemblée des poètes, des vieillards en robe noire ayant souvent à leurs pieds une canne. Avant de me libérer on me confia une oeuvre du Président, le vieux Chan-sa. Des poèmes conventionnels, sans imagination, avec même des fautes de versification. Et l'on me demanda de rédiger, selon l'usage, un hommage. Je le fis très prudemment. On me signifia bientôt pourtant mon échec. J'avais fait état du "talent" du vieux Maître et il fallait dire "génie". Je m'en retournai triste dans mon village en me disant que la poésie vaut mieux que les poètes.

Ce texte a été publié dans le recueil 'L'Autre maison", aux éditions de L'Harmattan.

 

in Casse n° 15

 

medium_casse_bandeau.11.jpg

lundi, 04 septembre 2006

Poèmes de Gilles Lades (in Casse n° 2)


Déjà mon pays m’échappe
me présente de nuit une face inconnue
la splendeur d’angle de sa patience
qui m’était destinée

je crie les bras tendus en tournant vers un fond
et je m’accepte sans patrie
pourvu qu’autour de moi revienne exactement
le déjà vu multiplié par la lumière
et même la pluie infime
sur le cœur grossi de sa mémoire
inlassable comme un regard de jeune mère
ou comme l’amour d’être
bruissant dans la fonte de l’âtre

*

Jour dissolu d’octobre
lassé de toute phrase
du soleil simple et surhumain
un soir sur la crête

usure de charité
à pardonner l’œil froid sur qui passe

charme craquelé
d’un été terrien de naguère
sauvé par des noms de grands bois


In Casse n° 2

medium_casse_bandeau.13.jpg