vendredi, 20 octobre 2006
Les statistiques, de Jean-Jacques Nuel (in Casse n° 9)
LES STATISTIQUES
Si l’on en croit les statistiques, on peut avancer que depuis l’irruption sur la terre de l’homme, ce mammifère intelligent, le nombre des naissances est à peu près équivalent à celui des décès parmi sa race. A noter toutefois un très léger excédent des naissances, dû probablement à leur antériorité sur les décès ; il aurait fallu en effet que l’agent recenseur comptabilise par anticipation les morts à intervenir pour ne pas fausser la balance.
Mais le lecteur aura rectifié de lui-même.
UN CAS
En ce mois de novembre 1957, les clients du docteur L., psychanalyste de son état, connurent des séances particulièrement agitées. Le vieux docteur, devenu prostatique, devait se lever tous les quarts d’heure pour satisfaire un impérieux besoin d’uriner, et interrompait chaque fois le discours de ses patients.
Il convient d’ajouter qu’une autre gêne, liée à la configuration des lieux, rendait la situation des malades encore plus inconfortable. Contrairement à ses confrères, l’analyste était très pauvre, n’ayant jamais voulu pratiquer les tarifs prohibitifs de la profession et oubliant parfois de réclamer son dû aux moins fortunés ; aussi n’occupait-il qu’un modeste logis. Son cabinet était une pièce minuscule, avec une seule fenêtre sous laquelle il avait installé son fauteuil, du côté opposé à la porte ; le divan, au milieu, s’étendait sur toute la largeur du réduit, sans qu’il reste d’espace pour le contourner.
Cette singulière disposition expliquait une pratique du docteur, tout à fait unique parmi les analystes : en début de séance, il précédait le client dans la pièce, puis escaladait tant bien que mal le divan pour gagner son fauteuil.
Le lecteur comprend mieux désormais combien cette hypertrophie de la prostate - maladie courante chez les hommes âgés - perturba les cures des clients, ceux-ci devant fréquemment se lever pour permettre au docteur d’accomplir, aller ou retour, ses laborieux franchissements.
LE GUET
Le ciel était constellé d’escales. L’une d’entre elles seulement recélait un piège, réputé mortel ; aussi le héros sans cesse devait se tenir sur ses gardes, au plus fort de la rencontre, de l’amour et de l’émerveillement.
L’IMPOT
A peine venait-il d’accéder au pouvoir par un coup de force que le dictateur institua le prix du temps. « Rassurez-vous, déclara-t-il dans son premier discours officiel, votre contribution sera modique, autant dire symbolique : un centime la seconde ! »
A ce tarif, la minute valait soixante centimes, l’heure trente six francs, le jour huit cent soixante quatre francs, et le mois vingt cinq mille neuf cent vingt francs.
Ceux qui avaient eu la sagesse d’économiser y brûlèrent jusqu’au dernier sou, d’autres empruntèrent en gageant leur bien le plus précieux, on en vit même qui vendirent leurs enfants. Certaines se surprirent à se prostituer. Mais la plupart des salaires mensuels n’étant pas de cette importance, beaucoup de nos concitoyens ne furent pas assez riches pour continuer à s’offrir la vie.
L’ARENE
En se serrant les uns contre les autres, on peut former un cercle de corps ; encore faut-il être un nombre suffisant pour que la circonférence soit assez large et que l’aire de jeu ainsi créée ait la dimension d’une scène théâtrale.
L’un de nous ensuite se détache et va vers le centre, tandis que son trou se referme. Puis il tourne sur lui-même, pour offrir son visage à tous.
Commence alors un spectacle qui nous bouleverse, car nous attendons dans l’angoisse notre tour.
LE SENS
On se regarde vieillir comme on suit des yeux le cours d’une rivière ; on se regarde écrire, la main avance vers la fin.
In Casse n° 9
20:10 Publié dans Archives de Casse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, culture, nouvelles et textes brefs
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