vendredi, 23 juin 2006
Le confidentiel est une impasse
Autocélébration du dernier numéro de la revue Casse
Interview de Jean-Jacques Nuel par Alain Nizet
"Le confidentiel est une impasse."
Dans le dernier numéro de Casse, une longue interview me permettait de faire le point sur cette expérience revuistique. Dix ans plus tard, relisant ces lignes, je ne vois rien à retrancher ni à modifier, si ce n’est l’avis trop favorable que je portais sur Le Matricule des anges, revue alors très ouverte (elle parla d’ailleurs deux fois de Casse) et qui s’est depuis refermée sur une vision sélective et orientée de la littérature.
Alain NIZET : Jean-Jacques, tu as créé en 1993 la revue littéraire Casse. Tu viens de décider de mettre un terme à cette aventure. Fin de partie. Ne vas-tu pas le regretter ?
Jean-Jacques NUEL : Non, la page est tournée. Et quand je dis la page, c'est, avec 21 numéros, environ 800 pages que je laisse derrière moi. Casse m'aura occupé trois ans et demi et apporté bien des joies et des déceptions. J'ai envie maintenant de passer à autre chose et, surtout, de revenir à l'écriture que j'avais complètement abandonnée il y a cinq ans.
A.N. : Casse avait su creuser sa place dans le monde des revues. Quel était son tirage ?
J.J.N. : 400 à 500 exemplaires. Le nombre d'abonnés se situait entre 200 et 250, ce qui est un assez bon résultat pour une revue littéraire. En revanche, les ventes au numéro étaient très faibles, car je manquais de temps pour démarcher les librairies ou participer à des salons du livre.
A.N. : Et cette diffusion te suffisait pour équilibrer le budget ?
J.J.N. : Oui, parfaitement. Ajoutons cependant, pour le chapitre "modicité des dépenses", que j'étais le dactylographe bénévole de la revue et que j'ai fait jouer à fond la concurrence entre les imprimeurs pour retenir le moins cher. Des relations commerciales impitoyables pour permettre à une entreprise désintéressée de survivre...
A.N. : Peut-être as-tu reçu des aides publiques, pour mettre un peu de beurre sur les épinards ?
J.J.N. : Total : zéro. Au départ, il s'agissait d'un choix : j'étais par principe hostile aux subventions. Puis j'ai évolué (il n'y a que les imbéciles qui ne changent jamais). Cette position m'est apparue extrémiste et erronée, improductive. Mais peut-être ne m'a-t-on pas pardonné mes premières idées... J'ai fait deux demandes, l'une au Centre national du livre pour le développement de la revue, l'autre à la Direction régionale des affaires culturelles pour un dossier spécial sur la poésie espagnole des Canaries. Mais on ne m'a rien accordé. Or, si une revue peut tourner sur ses fonds propres en tirant à l'économie, elle ne peut pas se développer sans fonds extérieurs, recettes publicitaires, mécénat ou subventions publiques. Casse était donc vouée à stagner...
A.N. : On dit que Casse est l'œuvre du seul Nuel...
J.J.N. : Matériellement, c'est tout à fait exact : saisie des textes, correction, mise en page, tirage de la maquette, relations avec l'imprimeur, mise sous enveloppes et expédition, réponses aux courriers, et j'en passe, je n'ai pas compté ni ménagé mes heures de travail ! Pour le contenu, j'ai travaillé avec deux collaborateurs réguliers, Françoise Valencien et Jean-Louis Massot, qui écrivaient de nombreuses chroniques et me conseillaient sur le style et l'orientation de la revue. J'avais aussi la chance d'avoir un comité de lecture (que j'appelais "les amis de l'ombre") qui m'aidait pour le choix des textes et les concours.
A.N. : Quelle est l'attitude des auteurs qui démarchent la revue ? Et de ceux qui publient ?
J.J.N. : On est bien obligé, quitte à faire grincer les dents, de déduire d'une longue expérience que l'auteur est en général terriblement amateur et égoïste. Les trois quarts de ce que l'on reçoit est mauvais, et parfois si malsain que cela relève du traitement psychiatrique ! L'auteur est peu informé (malgré les guides qui se sont développés) et continue d'envoyer ses textes à l'aveuglette, comme un chaudronnier qui enverrait son C.V. à une entreprise d'informatique ! Et quand il publie, il croit que tout lui est dû !
A.N. : L'auteur inconnu débutant avait-il une chance de publier dans Casse ?
J.J.N. : Oui, et ma fierté est d'en avoir publié un bon nombre, d'avoir permis ces premières publications qui restent dans la vie des auteurs une date essentielle, émouvante. Quand je sentais un tempérament, une écriture, je donnais une chance à l'auteur, malgré parfois quelques petits défauts de forme. Et cela, aussi bien pour les textes reçus spontanément que pour ceux du concours littéraire.
A.N. : Si tu devais faire le bilan de tes années d'activité (ou d'activisme) dans Casse, qu'est-ce qui l'emporterait ? Les satisfactions ou les ennuis ?
J.J.N. : Les satisfactions, assurément, j'en ai connu beaucoup. La fidélité attentive de nombreux abonnés, avec qui la revue entretenait de véritables échanges épistolaires. L'amitié de certaines revues, qui formaient avec Casse une sorte de famille, une communauté créatrice. Je pense au Cri d'Os, à Rétro-Viseur, au Bord de l'eau... Une de mes plus grandes joies a été la victoire de Casse sur la commission paritaire des publications et agences de presse (cppap). Le jugement définitif du Conseil d'Etat en date du 17 mars 95, rétablissant la revue Casse dans ses droits au régime postal des périodiques, a été non seulement une heureuse nouvelle pour les finances de la revue, mais au-delà, une jurisprudence essentielle pour les petites publications, qui peuvent désormais invoquer ce jugement dans leurs conflits avec l'administration. Pour une fois qu'un combat a été utile et productif, et a permis une avancée significative, tout le monde doit s'en féliciter.
A.N. : Quelles étaient tes relations avec les autres directeurs de revues ?
J.J.N. : L'accueil des autres revues a été divers. J'ai déjà parlé de l'amitié qui me liait à certaines publications. D'autres se contentent d'un silence glacial : elles n'apprécient pas et ignorent, ce qui est au fond l'attitude la plus logique. Enfin quelques-unes attaquent, avec une grande agressivité. Ce peut être parce que les options de Casse leur sont insupportables et qu'elles tiennent à réagir et se démarquer (je le conçois très bien) ; ce peut être aussi pour des motifs douteux et incompréhensibles : ainsi, je n'ai jamais compris pourquoi Décharge s'en est pris à Casse avec autant de violence et de méchanceté.
A.N. : Jacques Morin, responsable de Décharge, jouit pourtant dans le monde des revues d'une réputation extraordinaire.
J.J.N. : Au départ, il a beaucoup soutenu l'entreprise. Mais un jour il a pris la mouche à propos de ma réponse à un article de Claude Vercey, que j'avais jugé par trop complaisant pour l'éditeur Chambelland... Il s'est cru alors autorisé à me donner un "carton jaune", comme s'il était l'arbitre suprême, comme si sa position lui conférait un quelconque droit sur les autres. Puis il a laissé publier une horreur dans Décharge n° 87. Un long article d'Alain Kewes, qui descendait Casse en flammes, avec acharnement, injustice et mauvaise foi, avec même certains propos diffamatoires qui auraient pu faire l'objet de poursuites pénales. J'ai préféré ne pas réagir, pour ne pas ajouter du stérile au stérile, mais je voudrais dire à quel point cet article m'a blessé, découragé, et à quel point Morin m'a déçu pour ce règlement de comptes.
A.N. : Ce n'était pourtant pas lui l'auteur de l'article...
J.J.N. : C'est pareil, car il l'a publié, et ainsi validé. Le règlement de comptes s'est fait par personne interposée, ce qui d'ailleurs n'est pas très courageux.
A.N. : Tu ne vas pas nous dire que c'est à cause de cet article que Casse s'est arrêté ?
J.J.N. : D'une certaine façon, il a été l'un des éléments déclencheurs de ma décision. Il s'est ajouté à d'autres déceptions.
A.N. : Qui sont ?
J.J.N. : D'abord la difficulté de faire décoller Casse et de franchir la barre des 250 abonnés. Il y a ainsi des paliers qui sont très difficiles à dépasser. Et puis, ce fut surtout l'échec dans ma tentative d'améliorer l'image de Casse...
A.N. : A Casse était liée l'image du casseur. On se souvient du "terroriste de réserve"...
J.J.N. : Je crois que Casse a été victime de l'image de ses débuts. Ce "terroriste de réserve" était un bon mot, mais je n'aurais pas dû le mettre systématiquement dans l'ours, à chaque numéro. Ce fut une erreur, l'ambiguïté sémantique du mot « casse » (imprimerie et hold-up) suffisait amplement. Dès le début, j'ai rencontré l'hostilité de deux publics radicalement différents. Les extrémistes reprochaient à Casse de ne pas aller au bout de la critique et de la destruction. Les classiques redoutaient le mélange des genres et l'irruption dans l'univers feutré de la revue littéraire de l'humour et d'une certaine forme de violence verbale... Ce choix de départ, ambivalent, m'a causé bien des torts. Alors qu'au fil des numéros je cherchais à gagner en sérieux et en professionnalisme, on continuait à me coller sur le dos l'image du râleur de service, du révolutionnaire... J'ai compris que, quels que soient mes efforts, je ne parviendrais jamais à renverser l'image. Il valait mieux la saborder, quitte à recommencer autre chose, ailleurs, plus tard.
A.N. : Comment voulais-tu faire évoluer Casse ?
J.J.N. : Je voulais le tirer vers un magazine mêlant information et création, de façon plus professionnelle. J'aurais voulu améliorer l'aspect, la mise en page, changer le format, augmenter la pagination, tirer une couverture en couleur. Cela pour la forme. Et pour le fond, diversifier, en faisant appel à plus de collaborateurs.
A.N. : Avec le recul, comment vois-tu le monde des revues ?
J.J.N. : Ma vision est contrastée. Un microcosme en ébullition, où prédomine le brouillon. On dit souvent que le très grand nombre des revues est une chance. Pour la liberté d'expression et de création, je veux bien le croire, mais cette multiplicité est aussi un handicap. Il vaudrait mieux, pour la promotion de la littérature, 10 revues diffusant à 5000 exemplaires que 300 revues comptant une centaine d'abonnés. Le confidentiel est une impasse. Chaque fois que l'on crée une nouvelle petite revue, on rajoute de l'impuissance à de l'impuissance...
A.N. : Cela me semble très sévère pour ces initiatives qui fonctionnent sur beaucoup de bonne volonté...
J.J.N. : D'accord, le propos est peut-être excessif, mais je ne le crois pas faux. Ce que je veux surtout dénoncer, c'est l'individualisme. Trop d'auteurs ne lisent pas les autres, ne s'abonnent pas aux revues existantes, et pour promouvoir leurs œuvres créent leur propre publication. Cette inflation décourage le lecteur sincère de littérature. Plus fondamentalement, je crois que la faiblesse des revuistes tient dans leur incapacité à se doter d'un organe commun. Il manque vraiment un magazine général, fédérateur, qui informe le public de l'offre et de la créativité des petits éditeurs et des revues. Pour l'heure, on n'a que le morcellement - chacun dans son petit coin jalousant l'autre - de l'énergie qui se disperse ou se contrecarre, mais pas de lieu commun. On a quand même une idée de ce que cela pourrait être avec l'intéressante expérience du Matricule des Anges...
A.N. : En définitive, regrettes-tu cette expérience ?
J.J.N. : Non, toutes les expériences s'ajoutent, rendent lucide et enrichissent. J'ai été auteur, éditeur, auteur-éditeur, critique, animateur de lectures-rencontres, revuiste, et pour finir, je redeviens auteur. La boucle est bouclée. Et je connais bien maintenant tous les aspects du métier.
A.N. : Casse était-il un bon titre ?
J.J.N. : Aucun titre ne fait l'unanimité, mais je pense que c'était un titre intéressant. Casse joue sur plusieurs registres : la casse d'imprimerie, donc le littéraire, la casse, donc la violence, le casse, donc le marginal. Si c'était à refaire, que trouverais-je de mieux ? Je ne vois guère, sauf quelques titres humoristiques, comme la revue du 14 juillet..
06:00 Publié dans Historique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Culture
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