Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 09 septembre 2006

Morte-eau, de Denis Winter (in Casse n° 4)

 

Les maisons que j'aimais n'ont jamais eu de fenêtres. Il n'y avait personne derrière les murs, les noms que l'on chuchotait ou que l'on griffonnait sortaient tout droit d'une fiction mal comprise. Je m'étais glissé sans mot dire sous la peau morte de l'enfance, et j'attendais la crue des sentiments. Peut-être m'avez-vous rencontré durant cette saison mensongère. Souvenez-vous, ce regard vrillé dans les ténèbres, cette enveloppe déchirée qui s'abîmait sous les pas des gens pressés, ce grain de sable qui n'enrayait jamais que sa propre mécanique...

Le temps passait moins vite qu'aujourd'hui. On eût dit qu'il attendait, lui aussi, quelque débordement qui tardait à venir, ou qu'il cherchait à se renverser sur lui-même, à se mettre en boucle pour simuler une éternité la plus vraisemblable possible. De fait, les événements se répétaient, tout paraissait convenu d'avance, on ne s'étonnait de rien, on s'ennuyait. Je m'ennuyais. J'étais l'élève puni, agrippé à son pensum comme un naufragé à sa planche, bien que le déluge n'eût pas commencé. Je me recopiais inlassablement, ligne après ligne, mais j'échouais encore à m'apprendre par coeur : à chaque page tournée, la mémoire se vidait, et tout restait à faire.

J'avais quelques amis que je ne rencontrais que la nuit, entre deux couches de sommeil. Nous nous hélions de loin, chacun posé sur sa colline, il fallait s'en tenir à cette affectueuse distance, et de toute façon j'avais trop peu de conversation pour me risquer sur les chemins. Je me pinçais parfois pour m'assurer que même en rêve on peut se faire mal. De jour, je comptais mes ecchymoses, elles me tenaient compagnie.

J'avais aussi une petite parentèle de mots que je couchais assidûment sur la réglure de mes cahiers d'écolier. De temps à autre, je m'amusais à les retourner, comme ces insectes bossus qu'on fait basculer d'une pichenette et qui brassent longtemps l'air de leurs pattes affolées, avant de se remettre en état de marche ou de s'épuiser, selon leur agilité. L'envers des mots m'intriguait, je m'étais persuadé qu'on pouvait y lire leur contraire, mais il n'en était rien : mis sur le dos, ils parlaient une langue absconse que je n'avais pas la patience d'apprivoiser. Comme je n’ étais guère plus instruit de leur endroit, je me gardais bien de m'afficher avec eux. J'en emplissais mes tiroirs, et j'attendais la crue.

D'ailleurs, je ne m'affichais pas, excepté sur les murs de ma maison. J'y avais épinglé une collection de photographies, sans art ni harmonie. Aucune ne me représentait, pourtant j'avais l'impression de m'y voir comme dans autant de miroirs déformants. Je ne les aimais jamais longtemps, mon regard les usait très vite et il fallait les changer fréquemment. J'étais peut-être aussi fatigué de moi-même, fatigué d'ignorer le reste du monde. Je me promettais sans cesse de percer une fenêtre, je me disais : "C'est pour bientôt," la date n'était jamais fixée, la fenêtre jamais percée.

Le temps se traînait, s'essoufflait, les tiroirs s'étouffaient, les murs s'éreintaient, la vie elle-même commençait à s'élimer, déjà la trame apparaissait par endroits, le flou des images n'était plus acceptable, on sentait que la peau se craquelait sous la pression, les blessures nocturnes empiétaient sur le jour et le jour s'insinuait dans les rêves, l'insupportable était atteint. Et ce fut la crue.

Lorsque je naquis, il me fallut d'abord apprendre à nager, puis à reconnaître les îles où mes amis attendaient le fin mot de l'histoire, leur propre crue peut-être. J'allai de l'un à l'autre, je leur lus l'envers des mots dont ils se firent fort de m'enseigner l'endroit. Alors seulement je compris que le monde était une fenêtre et que nous avions à bâtir, autour, une maison.

 

in Casse n° 4

 

medium_casse_bandeau.14.jpg

Les commentaires sont fermés.