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lundi, 02 octobre 2006

Tête de turc, de Joëlle Brethes (in Casse n° 19-20)

C'est avec un sourire de triomphe que le petit homme bedonnant prit en premier le tournant qui débouchait sur la longue ligne droite conduisant aux guérites de la police. Il s'était jusqu'à présent très bien débrouillé. Il avait prétexté un malaise pour pouvoir quitter l'avion parmi les premiers passagers, il avait bousculé quelques silhouettes, écrasé quelques pieds, mais le résultat était là : il serait cette fois à temps !...
Une douleur fulgurante lui traversa tout à coup l'abdomen l'obligeant à s'arrêter quelques instants puis à adopter une allure plus conforme à ses cinquante sept ans. Il dut aussi se résoudre à se laisser dépasser par ceux-là même qu'il avait assez grossièrement doublés quelques secondes plus tôt et qui, au passage, le gratifièrent de regards peu amènes colorés d'ironie ou de dédain... Le petit homme jeta un coup d'œil en arrière et constata que le gros de la troupe des voyageurs n'était plus très loin. Il respira un bon coup et s'élança courageusement en avant malgré la douleur de ce point de côté qui ne voulait pas le lâcher. Le policier qui le vit s'installer dans sa file le détesta instantanément. Tout en faisant subir à un premier passeport l'épreuve de son vérificateur laser, il examinait discrètement cet individu anormalement impatient et sur le visage duquel alternaient une jubilation sans objet apparent et une curieuse crainte que rien ne semblait justifier... Il expédia peu consciencieusement le célibataire puis le couple âgé précédant sa future victime à qui il fit signe de s'avancer.
Le petit homme bedonnant se passa un kleenex sur le front avant de s'emparer de son sac de voyage pour se ruer joyeusement vers la guérite.
- Ca fait plaisir de rentrer au pays, fit-il aimablement en tendant son passeport au fonctionnaire.
Celui-ci se contenta de lui jeter un regard neutre tout en faisant signe à un collègue de le remplacer tandis qu'il s'installait à la guérite jumelle qui était inoccupée. Le petit homme blêmit et eut un regard de désespoir qui fit naître un vilain sourire sur les lèvres du fonctionnaire. Puis ce dernier glissa le passeport du voyageur dans le vérificateur laser et, le ressortant avec sévérité, il commença à en feuilleter les pages plastifiées incrustées de rondelles magnétiques.
- C'est quoi, exactement, votre nom ? attaqua-t-il en plissant les yeux sur une page.
- Valadinogigolopinsky...
- Pardon ?
- Valadinogigolopinsky... Paul, Lucas, Marcel Valadinogigolopinsky.
- Ah !
Le fonctionnaire eut une moue insultante et pianota sur son ordinateur.
- Vous avez pris l'airbus du 5 août 2002 pour Marseille et vous y êtes resté trois jours... Puis départ pour Bruxelles le 8, pour Londres le 12, pour Los Angelès le 19, pour Toronto le 23, et retour aujourd'hui 26 août après annulation de votre vol pour Sidney... Pourquoi avez-vous interrompu votre circuit ?...
Paul eut un moment l'envie d'envoyer l'indiscret se faire faire des choses pas très orthodoxes ailleurs. Mais s'il se l'aliénait, l'autre se ferait un malin plaisir d'allonger son interrogatoire et il subirait un nouveau retard avec tous les désagréments que cela comportait. Il se maîtrisa donc et expliqua patiemment que des petits problèmes personnels l'avaient contraint à rentrer plus rapidement que prévu.
- Des "petits problèmes personnels", hein ! fit l'employé méchamment. Et il se remit à feuilleter le passeport.
Paul jeta un regard pitoyable sur les voyageurs qui, de part et d'autre de lui, avançaient, montraient leurs papiers et disparaissaient, les bienheureux ! dans le couloir menant aux tourniquets.
Il allait encore se faire avoir, comme en février précédent, c'était sûr !...
- Ca vient d'où, votre nom ?
Paul sursauta et se cabra. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, à cet employé tatillon et antipathique. Mais de nouveau il s'exhorta au calme. Il énonça humblement ses origines et reconnut bien volontiers sa naturalisation. De toute façon, il était 100 % européen, bien sûr, et français depuis plus de 25 ans.
- Je vois, fit le fonctionnaire en louchant sur le teint olivâtre de sa victime et en reprenant son exploration dans le passeport dont il commençait à connaître par cœur le contenu. Et qu'est-ce que vous avez fait pendant ces trois semaines hors du territoire ?...
Encore une question indiscrète qui empourpra les joues du petit homme et lui mit un éclair meurtrier dans les yeux... Il jeta un regard excédé autour de lui mais ne trouva personne à prendre pour témoin de son exaspération grandissante. Les guérites étaient désertes depuis quelques dizaines de secondes et lui, en tête à tête avec cet escogriffe glabre et blême dans cet odieux uniforme qui lui conférait tous les droits...
Un nouveau flot de passagers à dominante asiatique ne tarda pas à s'agglutiner dans son dos...
Pas de doute : quand il arriverait aux tourniquets des bagages, ce serait, de nouveau, pour y constater la catastrophe...
- Ce que j'ai fait pendant trois semaines ? cracha-t-il soudain au visage du fonctionnaire ahuri : des conférences, Monsieur ! Parfaitement : des conférences !... Si vous aviez un minimum de culture vous sauriez que nous fêtons cette année le bicentenaire de la naissance du grand Victor Hugo, et si vous aviez réellement lu mon passeport vous y auriez vu que je suis enseignant et conférencier : peut-être alors en auriez-vous tiré certaines déductions...
Fortement vexé, le policier cacha sa contrariété sous un sourcil dubitatif qui mettait en doute la parole de l'enseignant. Puis, négligeant la main impatiente qui se tendait vers le document, il décida de le soumettre à un nouveau passage au vérificateur laser assorti d'un nouveau pianotage sur son ordinateur.
- C'est parfait, conclut-il avec froideur en retirant le passeport de l'appareil et en le faisant enfin glisser vers Paul. Vous voyez bien qu'il était inutile de vous énerver, Monsieur... Monsieur...
- Valadinogigolopinsky ! fit sèchement Paul en saisissant avec avidité le petit carnet plastifié.
Puis il se rua vers le hall des bagages. Peut-être, après tout, était-il encore temps pour lui de récupérer la valise contenant les précieux documents sur son auteur préféré. On lui avait interdit, à l'enregistrement canadien, de conserver en cabine les lourds dossiers et il avait dû, à contrecœur, les ranger dans ses bagages... II avait déjà dans des conditions analogues perdu d'importantes notes sur Maupassant et, plus tard, sur Rimbaud... Au diable les nouvelles mesures appliquées dans ce maudit aéroport de Roissy depuis quelques années. Qu'est-ce qu'un aéroport où on ne peut plus flâner et où on ne dispose que d'une demi-heure pour récupérer ses affaires !
Une fois dans le fameux hall, il se précipita vers le tourniquet au dessus duquel un cadran lumineux indiquait les coordonnées de son avion. Quelques valises roulaient lentement vers lui et quelques voyageurs souriants.
II soupirait, apaisé, quand une série de déclics bouleversa les coordonnées du cadran et balaya ses illusions. C'est alors qu'il reconnut dans ces quelques passagers qu'il croyait retardataires comme lui, l'avant garde asiatique qui avait assisté à ses derniers démêlés avec le fonctionnaire de la guérite...
Trop tard ! Il était arrivé trop tard comme les autres fois !... Il eut un moment l'envie de quitter ce lieu maudit sans passer par le guichet obligatoire... Mais à quoi bon se faire infliger une amende supplémentaire ?
Une grande lassitude l'envahit tandis qu'il se dirigeait tristement vers le stand des "Bagages non réclamés/ Compactage". Il tendit son ticket à l'employé de service. Celui-ci lui fit un petit signe compatissant avant de disparaître derrière une grande porte coulissante en verre dépoli. Il en revint peu après, poussant sur un chariot un petit cube d'une vingtaine de centimètres de côté qu'il eut beaucoup de mal à transférer sur le comptoir.
- Qu'est-ce que vous aviez dans votre valise ? fit le jeune employé essoufflé par l'effort. C'est rudement lourd ! Ca va pas être facile à transporter. Vous voulez peut-être que je dédensifie ?
- A 90 %, s'il vous plait ! s'impatienta Paul.
- C'est le maximum, fit remarquer l'employé. Vous connaissez les tarifs ?
Et sur un signe affirmatif de Paul excédé, il disparut de nouveau derrière la vitre dépolie avec le petit cube sur le grand chariot.
Il y eut un curieux vrombissement... Paul fit un chèque, rangea le petit cube dans son sac de voyage, et sortit héler un taxi...

Une demi heure après, il déposait ce triste trophée auprès de quatre autres sur une étagère de sa bibliothèque...
in Casse n° 19-20

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