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samedi, 25 novembre 2006

L'Italienne, d'Hervé Mestron (in Casse n° 16)

Pendant combien de temps ai-je tourné autour de ce lot, l'œil fixe et brillant ? cela je l'ignore. Toujours est-il que j'ai eu le sentiment d'avoir enfin trouvé ce que je cherchais depuis tant d'années. Mon cœur s'est mis à battre comme une grosse caisse d'harmonie, un jour de défilé sous la pluie. A chaque coup de mailloche j'en prenais pour mon grade, je me démantibulais, en proie à une violente émotion. L'affaire en question trônait avec une fierté tranquille, habituée à plaire probablement. Et vous me croirez ou non, à ce moment, j'ai été jaloux. C'est à dire que comme tous les jaloux, j'ai cru que j'étais seul au monde avec cette merveille. Mais je me trompais, d'autres yeux avides la contemplaient. Quelqu'un a même demandé le prix au vendeur de façon insolente.
- Elle n'a pas de prix ! me suis-je écrié.
- Calme-toi, m'a dit ma femme. Qu'est-ce qui t'arrive ?
Le vendeur, obséquieux, m'a même proposé une ristourne. Je lui ai ri au nez. Pensant qu'il devait me convaincre davantage, il a continué.
- Elle est italienne, fabriquée dans un village, près de Naples.
J'ai cru défaillir. Dieu, une Napolitaine. J'ai regardé ma femme qui avait déjà sorti son carnet de chèques.
- Je te l'offre, m'a-t-elle proposé avec son sens inné de la générosité.

A la maison, ç'a été le branle-bas de combat. J'ai tout déménagé dans la cuisine. D'abord, il fallait une prise électrique à proximité. Je ne voulais pas non plus qu'elle soit trop près du presse agrumes. On ne sait jamais. C'était une cafetière magnifique, sublime, et elle avait de la classe, ça oui. Seulement, elle ne parlait pas la même langue que les oranges. Avec le temps, on verrait, mais pour l'instant, je ne tenais pas à ce qu'elle éprouve un sentiment d'exclusion. L'aménagement ne s'est pas passé sans mal ; il y a eu une véritable guérilla, menée à sa tête par l'ouvre bouteille, lui aussi dépendant d'une prise dont je l'avais momentanément privé. Un soir, alors que tout le monde était couché, j'ai noué une cravate autour du cou, et je suis allé faire une conférence dans la cuisine. Mon but était de sécuriser tout le monde.
- Je m'engage dès lundi (car nous étions un dimanche), à appeler un électricien pour qu'il vienne poser des prises partout. Rassurez-vous, tout le monde aura sa source.
Il n'y en avait qu'un qui ne disait rien, c'était le réfrigérateur. Il savait que je ne le débrancherais jamais. Et je conçois parfaitement que certains ou certaines aient pu se sentir lésés. J'ai pris l'ouvre boîte entre quatre yeux.
- Dis-moi, est-ce que j'ouvre des boîtes tous les jours ? Non, et tu le sais très bien. Les boîtes chez nous, ce sont des roues de secours. Estime-toi heureux d'être là, tout simplement.
Il n'a pas bronché, incapable de riposter à la véracité de mes paroles. Je sentais tous les regards braqués sur moi, haineux et culpabilisants. Je leur ai souhaité bonne nuit, puis j'ai éteint la lumière. Je suis revenu dans la cuisine un quart d'heure plus tard, en peignoir, pour embrasser la cafetière. Je me suis fait huer. Elle était gênée, mais en même temps, elle s'est laissée faire sans broncher.
Ma femme m'a dit :
- Ce n'est pas très malin de faire ça. Ou alors il fallait tous les embrasser.
- Tu es folle ! j'ai répondu. Embrasser l'ouvre boîte, cette espèce de fouteur de merde dans ma cuisine, jamais ! Tu entends, jamais!
- Ne t'énerve pas, m'a-t-elle dit.
J'étais couché sur le dos. Ma femme avait éteint la lumière. Je repensais à ce qu'elle m'avait dit, et elle n'avait pas tort. En agissant comme je l'avais fait, je mettais la cafetière dans une position délicate vis à vis des autres ustensiles de la cuisine. Je me suis posé la question. N'y aurait-il pas un moyen de l'isoler, de la mettre dans la salle de bain, ou dans les toilettes ? Puis je me suis endormi, conscient que sa place était dans la cuisine, un point c'est tout.

Le lendemain soir, en rentrant du travail, j'ai trouvé ma femme dans un piteux état.
- L'électricien est venu, me dit-elle avec un regard noir.
Cet enfant de salaud l'avait pelotée. Alors qu'elle était en train de rincer une tasse pour lui servir un café, - voyez comme elle est bonne - il s'était sournoisement approché d'elle.
- Je vais aller lui casser la gueule, dis-je en remarquant qu'aucune prise de courant supplémentaire n'avait été posée.
- Il y a des choses que tu pourrais quand même faire toi-même, me lança-t-elle.
- Tu sais très bien que je n'y connais rien en électricité.
Il n'y en avait qu'une qui semblait se désintéresser totalement du sujet. La cafetière italienne. Elle n'avait pas bougé d'un pouce. Elle attendait que ça passe. Ma femme est allée se planter devant la télévision et, avant de courir la consoler, j'ai voulu faire le point dans la cuisine. L'ouvre boîte a remis ça, revendications, menaces de grèves et tout le tsoin tsoin.
- Tu vas la fermer oui ! j'ai crié.
Sourd à ses protestations, j'ai préparé de quoi faire deux tasses d'expresso. Je voulais que ma femme goûte enfin le suc de cette Italienne. Le four électrique s'est raclé la gorge avant de m'annoncer que dorénavant, je pourrais toujours courir pour qu'il me réchauffe mes pizzas congelées.
- Et bien je mangerai des raviolis ! j'ai riposté, le laissant bouche bée.
Le robot mixer n'y est pas allé par quatre chemins non plus.
- Je trouve sincèrement anormal que ce soit la cafetière qui profite de la prise.
- Ecoutez-moi tous ! j'ai tonné. Ce n'est quand même pas de ma faute si l'électricien a voulu se faire ma femme, et si elle l'a foutu dehors avant qu'il n'effectue son boulot ! J'en ai marre de vos reproches !
Personne n'a pipé mot. La cafetière a émis un charmant gargouillis. Le café commençait à passer.
- Je vous promets qu'à partir de demain, je me plonge dans les règles basiques de l'installation électrique.
- Toujours des promesses, a dit la friteuse en essayant de travestir sa voix.
Je l'ai ignoré. De toute façon, je ne m'en servais jamais de cette friteuse. Je préférais préparer les pommes à la poêle, avec de l'ail et des herbes de Provence. Mais elle avait le droit de dire son mot, je ne dis pas le contraire.
Je suis retourné au salon avec deux tasses de café brûlant et crémeux en surface. Pour rompre la glace, j'ai dit :
- Tiens, regarde ce que ton merveilleux cadeau nous a concocté.
Ma femme a avancé ses lèvres sur la tasse. L'arôme lui a saisi les narines.
- Je suis contente qu'elle te plaise.
- Oublie l'électricien, il ne mérite pas que tu penses à lui une seconde de plus.
- C'est vrai, tu as raison, m'a-t-elle répondu, souriante, tournant de façon très distinguée sa petite cuillère dans la tasse.
- Tu te souviens, elle a continué, le vendeur a dit qu'elle avait été fabriquée à Naples.
- Oui chérie, tu vois, maintenant, nous avons une Napolitaine à la maison. N'est-ce pas merveilleux ?
Elle m'a déposé un baiser sur la bouche, chaud et intense. Elle m'aimait.
Pendant qu'elle est allée se faire couler un bain, je n'ai pas pu résister à l'envie d'aller voir la cafetière. En entrant dans la cuisine, prévoyant les incontournables commentaires des occupants, j'ai tonné :
- Le guichet des réclamations est fermé.
Du coup, personne n'a bronché. Armé d'une éponge, je me suis approché en douceur de l'Italienne, et j'ai tenté de lui rendre tout son éclat. Ensuite, je l'ai prise dans les mains, l'examinant sous toutes les coutures, attentif au moindre détail de son anatomie. Et soudain, j'ai poussé un cri comme jamais je n'en avais poussé. Sous le socle, une étiquette indiquait : Made in Taïwan..
La cafetière baissait les yeux. Elle restait plantée là, sans bouger, trop honteuse. Ma femme est arrivée en peignoir. Je lui ai tout raconté. Elle s'est jetée dans mes bras, et elle a pleuré. Notre malheur faisait le bonheur de certains dans la cuisine, vous vous en doutez. La traîtresse était démasquée.
- Je n'y crois pas, j'ai dit.
- Pourtant l'étiquette...
- Il arrive que les étiquettes, justement, soient trompeuses.
Mais quand la cafetière a essayé de se justifier dans une langue qui n'avait rien de commun avec celle de Vivaldi, nous avons baissé les bras.
- Ecoute, m'a dit ma femme, ses parents étaient peut-être en voyage... Elle aurait pu tout aussi bien naître à Bilbao, ou à Saint-Petersbourg. Suffit des fois d'une grève d'avion...
Je n'ai pas pu trouver le sommeil. Le lendemain matin, ma femme a apporté le petit déjeuner sur un plateau. Le café m'a fait horreur, c'était idiot.
- J'ai une idée, m'a-t-elle dit en trempant sa biscotte. Je vais lui apprendre l'italien. Ne t'inquiète pas, dans un mois, tu auras l'impression d'être en Toscane.
Je l'ai regardée. Quelle tête c'était ma femme. Et puis, elle disait ça avec le sourire, sans effort.
- Tu penses qu'elle y arrivera ?
- Souviens-toi du robot mixer que nous croyions Allemand, et qui, en réalité, était Hongrois. Aujourd'hui, grâce à mes leçons, il est capable de chanter le dernier chœur de la neuvième symphonie de Beethoven, et sans accent.
- Oui, mais entre la Hongrie et l'Allemagne, il y a tout de même moins de différences qu'entre Taïwan et l'Italie.

Au bout d'un mois, l'affaire était gagnée. La cafetière chantait l'hymne des pâtes alimentaires en roulant les rrr. Lors d'une cérémonie officielle, je lui ai retiré son étiquette collée au derrière. A présent, c'était bien notre Italienne. Durant les huit premiers mois, tout s'est admirablement déroulé. Quand le robinet coulait, on se croyait vraiment à Venise. Jusqu'au jour où il a fallu envoyer la cafetière en clinique pour changer une pièce. Elle est revenue quinze jours plus tard, le teint blafard, bref, elle avait perdu du poids. Mais le plus grave n'était pas là. Quand le café passait, sa langue originale revenait au galop, et on ne comprenait plus ce qu'elle disait. Elle ne savait en fait plus un piètre mot d'Italien. Mais ma femme et moi, nous avons continué de l'appeler, l'Italienne.

 

in Casse n° 16 

 

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