vendredi, 17 novembre 2006
Lucien, de Pascale Genevey (in Casse n° 17)
Grâce à son pédoncule cérébral peut-être, Lucien, le gardien du cimetière de Saint-Ouen, comprit un jour, alors qu'il jouait aux dominos, que le mot grec «sarkophagos» avait un point commun avec le mot « anthropophagos », que le cercueil était par conséquent « ce qui mange la chair ». Il en fit part à son collègue Antoine, non sans fierté. Ce dernier lui conseilla de suivre des études supérieures, ces études qu'il avait abondonnées à tort quelques décennies plus tôt.
Lucien se demanda, le soir même, tout en mangeant sa daurade hebdomadaire, quelle université choisir. Sa sympathie d'autrefois pour le darwinisme devait-elle le conduire vers l'étude des cétacés vivant en troupe et des frugivores volants ? Ne devait-il pas plutôt s'engager dans cette voie, nouvelle pour lui, de la science ayant pour objet l'origine des mots : l'étymologie ? Il opta pour cette seconde idée. Mais à son grand désarroi, aucune université parisienne n'avait mis en place un cursus de ce genre. Il regretta alors d'avoir suivi les conseils de son ami Antoine et d'avoir envoyé à la mairie une lettre de démission. Mais il apprit aussitôt qu'Antoine avait eu droit à un blâme parce qu'il avait été surpris jouant aux dominos avec son nouvel acolyte, Roger, et que le jeu était désormais interdit. Lucien ne regretta plus rien. Le travail au cimetière, sans les dominos, avait, il est vrai, perdu tout son charme. Il ne restait à Antoine et Roger qu'à contempler l'épeire construisant sa toile dans le jardin... Lucien, lui, n'aurait pas supporté d'être condamné à la rêverie. Il serait entré en rébellion, aurait déclaré la guerre aux conseillers municipaux... Comme un produit de chimiste, il serait entré en réaction ! Peut-être cela aurait-il donné un peu de relief à son existence ? Agé de cinquante ans, il ne voyait rien venir en effet. Tenté de répondre par l'affirmative à la question qu'il venait de se poser, Lucien décida de se rendre au bureau du personnel et s'entretint avec l'employée qui, vingt ans plus tôt, lui avait trouvé une place au cimetière. Lucien eut à souffrir quelques reproches, on le traita en effet d'indécis, mais Roger ne méritant pas la promotion au rang de « gardien de cimetière », on voulut bien oublier ce que l'indécision avait de pervers.
Notons que, malgré les apparences, l'indécision n'était aucunement le propre de Lucien. Il nous faut ici faire un détour et rappeler en quelques mots comment Lucien fit ses débuts dans l'existence. Né au beau milieu du Morvan, il s'ennuyait fort avec les siens que l'alcoolisme caractérisait depuis quelques générations. L'instituteur lui-même, la seule personne étrangère au village que Lucien côtoyât jusqu'à l'âge de sept ans, sombrant un jour sur deux dans une déprime incurable, se mit à boire de manière abusive. Quant aux enfants, les camarades de Lucien, ils ressemblaient à de petits animaux difformes, ils titubaient, par le corps comme par l'esprit, avant même d'avoir goûté au vin de table trafiqué de leurs aînés. Lucien, qui ignorait alors l'explication génético-sociologique de ce phénomène, se crut le seul à jeun sur Terre et décida à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours. Mais la poutre de la grange céda sous son poids sans l' écraser, le mécanisme du fusil s'enraya et le tracteur sous les roues duquel il se jeta cala juste à ce moment-là. L'arrêt du tracteur avait une cause évidente : il évita un choc frontal, qui aurait été meurtrier pour les occupants de l'autre véhicule. Mais le fait que le conducteur ait eu ce réflexe était assez incompréhensible. Il s'agissait du grand oncle de Lucien, alors âgé de soixante et onze ans, que le coma éthylique menaçait à tout moment depuis le jour de son mariage. Si, sur le moment, Lucien vociféra les pires insultes, il comprit quelques secondes plus tard que ce bon réflexe lui ouvrait de nouveaux horizons. Au volant du véhicule que le tracteur aurait dû emboutir et qui circulait sur le mauvais côté de la chaussée, se trouvait un Anglais et non pas un chauffard. Un Anglais quelque peu étourdi, certes, mais uniquement à cause de la journée délicieusement printanière. Lucien vit arriver sur son corps étendu toute une famille sachant parler sans bégayer, se tenir à la verticale sans chanceler. Cela lui fit un tel effet qu'il courut chez lui, prépara un maigre paquetage et prit la route pour l'Angleterre. A sept ans, il abandonna les siens et cela ne le désorienta nullement. Bien au contraire !
L'employée de mairie mentionnée plus haut ne connaissait visiblement pas le passé de Lucien. Elle n'aurait pas choisi le terme d'indécision si elle avait bien voulu laisser à l'existence du vieil employé la part de mystère qui appartient à toute existence. Toutefois, Lucien ne la reprit pas. Une rixe aurait pu, en effet, déranger ses projets. Il pensa à ces jeunes années que nous avons évoquées sans que sa physionomie changeât. Aucun mépris n'apparut à la surface. Il jouait à merveille, mieux que jamais, le rôle du petit employé soumis aux supérieurs hiérarchiques. Il reprit place aux côtés du plus sympathique des acolytes que la vie lui ait offerts : son Antoine naïf. Ils chantèrent ensemble toute la journée. Leur répertoire, qu'ils ne devaient qu'à un seul, Georges Brassens, était assez important pour qu'ils puissent ne jamais se répéter.
Lucien n'eut pas le loisir de faire part de ses projets à Antoine dès son arrivée. Il avait décidé d'attendre patiemment un moment propice à la discussion. L'affaire était sérieuse, il aurait été dommage qu'elle échoue à cause d'une trop grande précipitation. Lucien, qui était arrivé en Angleterre au moment où le syndicalisme naissait, savait à quel point l'absence de prudence pouvait être néfaste aux projets politiques. Mais, le lendemain, il ne tint plus.
« Il est temps, Antoine, d'affronter cette monstrueuse machine qui, il y a plus de vingt ans, nous employa. Nous serons tel Clausewitz contre Napoléon. Préparons nos destriers, contrebutons avec courage la force d'inertie des commis, ces cistudes d'étang. Profitons du bruit d'une cireuse pour pénétrer dans leur enclos. Prouvons que l'esprit révolutionnaire n'est pas cagou et...
- Lucien, je ne comprends rien !
- Qu'y a-t-il ?
- C'est quoi « cagou » ?
- Un oiseau en voie d'extinction.
- Et...
- Quoi encore ?
- Il y avait un autre mot...
- Les cistudes ?
- Oui.
- Des tortues aquatiques.
- Tu ne peux pas parler comme tout le monde ?
- Je peux essayer mais l'essentiel est que tu aies compris l'idée : nous allons mettre à sac la mairie pour faire part à ceux qui y travaillent de notre mécontentement.
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Les dominos, Antoine ! Les dominos ! Le règlement nous lèse. Le règlement est inconciliable avec nos habitudes. Tenons fermement la dragonne de notre épée et allons expliquer cela en haut lieu. Qu'ils comprennent que nous ne sommes pas des coolies !
- « Coulises » ?
- Travailleurs asiatiques.
- Voilà qui est assez convaincant. As-tu fixé la date ? »
Antoine tremblait un peu. Le pauvre homme n'avait jamais vu en son employeur un véritable ennemi. Il avait même cru le blâme mérité. Il mangea, ce soir-là, afin de reprendre ses esprits, chez ses voisins. Bien qu'apeuré, il était en fait convaincu de la nécessité d'une action politique. Etait-ce un tort ?
La seule chose qu'il partagea avec Lucien fut une cellule, pendant trois mois. Les deux acolytes avaient inondé le rez-de-chaussée de l'hôtel de ville, mis le feu aux rideaux du service du personnel et s'apprêtaient à saccager l'étage du Maire à l'aide de pioches lorsque le service d'ordre parvint à les neutraliser.
A leur sortie de prison, Antoine et Lucien se séparèrent sur ces mots :
- Tu es trop incroyable pour moi, Lucien. Je préfère ne plus te voir.
- Qu'entends-tu par incroyable ? Fais-tu référence à une quelconque dyspraxie ? Ou penses-tu à l'aspect des coloquintes ?
- Je pense aux Martiens, répondit Antoine, exaspéré.
Lucien, pour la première fois, ne saisit pas ce que son collègue voulait dire. Antoine n'expliqua rien et l'existence de Lucien devint des plus solitaires - comme aux premiers jours.
Mais lorsqu'il mourut, trois années plus tard, le cortège qui suivit son cercueil fut des plus spectaculaires : les syndicats se mêlaient à un grand nombre d'Anglais (dans leur pays, le personnage de Lucien était devenu très populaire) et de jeunes réformateurs du Morvan. L'église ne fut pas assez spacieuse pour contenir le flot humain. Le maire prit cela pour une ultime insulte et quitta la commune quelques semaines.
Lucien se demanda, le soir même, tout en mangeant sa daurade hebdomadaire, quelle université choisir. Sa sympathie d'autrefois pour le darwinisme devait-elle le conduire vers l'étude des cétacés vivant en troupe et des frugivores volants ? Ne devait-il pas plutôt s'engager dans cette voie, nouvelle pour lui, de la science ayant pour objet l'origine des mots : l'étymologie ? Il opta pour cette seconde idée. Mais à son grand désarroi, aucune université parisienne n'avait mis en place un cursus de ce genre. Il regretta alors d'avoir suivi les conseils de son ami Antoine et d'avoir envoyé à la mairie une lettre de démission. Mais il apprit aussitôt qu'Antoine avait eu droit à un blâme parce qu'il avait été surpris jouant aux dominos avec son nouvel acolyte, Roger, et que le jeu était désormais interdit. Lucien ne regretta plus rien. Le travail au cimetière, sans les dominos, avait, il est vrai, perdu tout son charme. Il ne restait à Antoine et Roger qu'à contempler l'épeire construisant sa toile dans le jardin... Lucien, lui, n'aurait pas supporté d'être condamné à la rêverie. Il serait entré en rébellion, aurait déclaré la guerre aux conseillers municipaux... Comme un produit de chimiste, il serait entré en réaction ! Peut-être cela aurait-il donné un peu de relief à son existence ? Agé de cinquante ans, il ne voyait rien venir en effet. Tenté de répondre par l'affirmative à la question qu'il venait de se poser, Lucien décida de se rendre au bureau du personnel et s'entretint avec l'employée qui, vingt ans plus tôt, lui avait trouvé une place au cimetière. Lucien eut à souffrir quelques reproches, on le traita en effet d'indécis, mais Roger ne méritant pas la promotion au rang de « gardien de cimetière », on voulut bien oublier ce que l'indécision avait de pervers.
Notons que, malgré les apparences, l'indécision n'était aucunement le propre de Lucien. Il nous faut ici faire un détour et rappeler en quelques mots comment Lucien fit ses débuts dans l'existence. Né au beau milieu du Morvan, il s'ennuyait fort avec les siens que l'alcoolisme caractérisait depuis quelques générations. L'instituteur lui-même, la seule personne étrangère au village que Lucien côtoyât jusqu'à l'âge de sept ans, sombrant un jour sur deux dans une déprime incurable, se mit à boire de manière abusive. Quant aux enfants, les camarades de Lucien, ils ressemblaient à de petits animaux difformes, ils titubaient, par le corps comme par l'esprit, avant même d'avoir goûté au vin de table trafiqué de leurs aînés. Lucien, qui ignorait alors l'explication génético-sociologique de ce phénomène, se crut le seul à jeun sur Terre et décida à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours. Mais la poutre de la grange céda sous son poids sans l' écraser, le mécanisme du fusil s'enraya et le tracteur sous les roues duquel il se jeta cala juste à ce moment-là. L'arrêt du tracteur avait une cause évidente : il évita un choc frontal, qui aurait été meurtrier pour les occupants de l'autre véhicule. Mais le fait que le conducteur ait eu ce réflexe était assez incompréhensible. Il s'agissait du grand oncle de Lucien, alors âgé de soixante et onze ans, que le coma éthylique menaçait à tout moment depuis le jour de son mariage. Si, sur le moment, Lucien vociféra les pires insultes, il comprit quelques secondes plus tard que ce bon réflexe lui ouvrait de nouveaux horizons. Au volant du véhicule que le tracteur aurait dû emboutir et qui circulait sur le mauvais côté de la chaussée, se trouvait un Anglais et non pas un chauffard. Un Anglais quelque peu étourdi, certes, mais uniquement à cause de la journée délicieusement printanière. Lucien vit arriver sur son corps étendu toute une famille sachant parler sans bégayer, se tenir à la verticale sans chanceler. Cela lui fit un tel effet qu'il courut chez lui, prépara un maigre paquetage et prit la route pour l'Angleterre. A sept ans, il abandonna les siens et cela ne le désorienta nullement. Bien au contraire !
L'employée de mairie mentionnée plus haut ne connaissait visiblement pas le passé de Lucien. Elle n'aurait pas choisi le terme d'indécision si elle avait bien voulu laisser à l'existence du vieil employé la part de mystère qui appartient à toute existence. Toutefois, Lucien ne la reprit pas. Une rixe aurait pu, en effet, déranger ses projets. Il pensa à ces jeunes années que nous avons évoquées sans que sa physionomie changeât. Aucun mépris n'apparut à la surface. Il jouait à merveille, mieux que jamais, le rôle du petit employé soumis aux supérieurs hiérarchiques. Il reprit place aux côtés du plus sympathique des acolytes que la vie lui ait offerts : son Antoine naïf. Ils chantèrent ensemble toute la journée. Leur répertoire, qu'ils ne devaient qu'à un seul, Georges Brassens, était assez important pour qu'ils puissent ne jamais se répéter.
Lucien n'eut pas le loisir de faire part de ses projets à Antoine dès son arrivée. Il avait décidé d'attendre patiemment un moment propice à la discussion. L'affaire était sérieuse, il aurait été dommage qu'elle échoue à cause d'une trop grande précipitation. Lucien, qui était arrivé en Angleterre au moment où le syndicalisme naissait, savait à quel point l'absence de prudence pouvait être néfaste aux projets politiques. Mais, le lendemain, il ne tint plus.
« Il est temps, Antoine, d'affronter cette monstrueuse machine qui, il y a plus de vingt ans, nous employa. Nous serons tel Clausewitz contre Napoléon. Préparons nos destriers, contrebutons avec courage la force d'inertie des commis, ces cistudes d'étang. Profitons du bruit d'une cireuse pour pénétrer dans leur enclos. Prouvons que l'esprit révolutionnaire n'est pas cagou et...
- Lucien, je ne comprends rien !
- Qu'y a-t-il ?
- C'est quoi « cagou » ?
- Un oiseau en voie d'extinction.
- Et...
- Quoi encore ?
- Il y avait un autre mot...
- Les cistudes ?
- Oui.
- Des tortues aquatiques.
- Tu ne peux pas parler comme tout le monde ?
- Je peux essayer mais l'essentiel est que tu aies compris l'idée : nous allons mettre à sac la mairie pour faire part à ceux qui y travaillent de notre mécontentement.
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Les dominos, Antoine ! Les dominos ! Le règlement nous lèse. Le règlement est inconciliable avec nos habitudes. Tenons fermement la dragonne de notre épée et allons expliquer cela en haut lieu. Qu'ils comprennent que nous ne sommes pas des coolies !
- « Coulises » ?
- Travailleurs asiatiques.
- Voilà qui est assez convaincant. As-tu fixé la date ? »
Antoine tremblait un peu. Le pauvre homme n'avait jamais vu en son employeur un véritable ennemi. Il avait même cru le blâme mérité. Il mangea, ce soir-là, afin de reprendre ses esprits, chez ses voisins. Bien qu'apeuré, il était en fait convaincu de la nécessité d'une action politique. Etait-ce un tort ?
La seule chose qu'il partagea avec Lucien fut une cellule, pendant trois mois. Les deux acolytes avaient inondé le rez-de-chaussée de l'hôtel de ville, mis le feu aux rideaux du service du personnel et s'apprêtaient à saccager l'étage du Maire à l'aide de pioches lorsque le service d'ordre parvint à les neutraliser.
A leur sortie de prison, Antoine et Lucien se séparèrent sur ces mots :
- Tu es trop incroyable pour moi, Lucien. Je préfère ne plus te voir.
- Qu'entends-tu par incroyable ? Fais-tu référence à une quelconque dyspraxie ? Ou penses-tu à l'aspect des coloquintes ?
- Je pense aux Martiens, répondit Antoine, exaspéré.
Lucien, pour la première fois, ne saisit pas ce que son collègue voulait dire. Antoine n'expliqua rien et l'existence de Lucien devint des plus solitaires - comme aux premiers jours.
Mais lorsqu'il mourut, trois années plus tard, le cortège qui suivit son cercueil fut des plus spectaculaires : les syndicats se mêlaient à un grand nombre d'Anglais (dans leur pays, le personnage de Lucien était devenu très populaire) et de jeunes réformateurs du Morvan. L'église ne fut pas assez spacieuse pour contenir le flot humain. Le maire prit cela pour une ultime insulte et quitta la commune quelques semaines.
In Casse n° 17
06:42 Publié dans Archives de Casse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Culture, Nouvelles et textes brefs
Les commentaires sont fermés.